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T. Martin
M. Malone
B. Jackson
J-M. Huctin

LE CENTRE D'ÉTUDES ARCTIQUES

Du Centre d'Études Arctiques au Grand-Nord canadien


Par Thibault Martin

Après avoir obtenu une Licence en Histoire de l'Université de Dijon, je choisis de m'inscrire au Centre d'Études Arctiques pour y suivre l'enseignement de Jean Malaurie. Son livre les Derniers Rois de Thulé avait fait naître en moi un désir puissant d'ouverture sur l'Autre ; son enseignement allait m'aider à faire les premiers pas dans cette direction tout en me permettant de remettre en question certaines des préconceptions intellectuelles héritées d'une formation sérieuse mais sans véritable défi. Surtout, la nature même des séminaires de l'EHESS regroupant autour d'une aire géographique des étudiants de différentes disciplines représentait, pour moi, une rupture fondamentale avec le cloisonnement disciplinaire de l'université conventionnelle, où les débats ont du mal à s'émanciper du carcan des paradigmes idéologiques qui divisent les disciplines. Au Centre d'Études Arctiques, les étudiants venaient de toutes les disciplines, médecine, géographie, histoire, climatologie, si bien que les échanges ne pouvaient consister à débattre de la meilleure interprétation ou de la meilleure théorie capable de réduire la société inuit à une seule définition. Au contraire, il nous fallait intégrer les différents savoirs produits par chaque discipline pour permettre à chacune de ces interprétations de contribuer à construire le puzzle de la connaissance.

J'ai eu, durant mes deux années au Centre d'Études Arctiques, la chance de côtoyer un étudiant targui. Celui-ci n'avait que peu d'éducation formelle mais son savoir était encyclopédique et il avait développé une réflexion avancée sur la société. Pour moi, il n'y avait aucun doute, cet homme était un intellectuel. Pourtant, le fait qu'il n'avait pas de diplôme universitaire le mettait dans l'incapacité de faire reconnaître son savoir, si bien que, même au sein de notre petit groupe d'étudiants bien déterminés à révolutionner la pensée occidentale, il se retrouvait marginalisé. Ce constat contribua à ce que je développe un sentiment de défiance vis-à-vis de l'université et me poussa à chercher une autre voie. C'est ainsi que je me tournai vers le théâtre, ou pour être plus exact vers ce que j'intitulai l'ethnothéatre, une approche qui consistait à appliquer au théâtre la médecine que Jean Rouch avait appliquée au cinéma afin de donner la parole à l'Autre.  
Une église protestante sur la côte ouest de l'Alaska. Avril 1976 © Jean Malaurie

Jean Malaurie, qui n'était pas sans ignorer mes dérives bohémiennes, m'offrit de collaborer à la réalisation d'un disque d'ethnomusique, Chants et tambours inuit, du Groenland à la Sibérie qui allait être publié dans la collection Ocora de Radio-France. Cette aventure me réconcilia presque avec l'Université, car j'avais enfin le sentiment de participer à la promotion et à la diffusion de la culture de l'Autre. Cela contribua aussi à décupler mon désir de répondre à l'appel du Grand-Nord et me convaincre de partir pour le Canada. Durant mes premières années au Québec, je tournai plusieurs films documentaires dans la région de la Baie James et du Nunavik. Puis, à la suite des hasards de la vie, je me retrouvai professeur d'Histoire dans une communauté amérindienne du Québec isolé. Là, je fus confronté brutalement à la réalité post-coloniale, devant enseigner à de jeunes autochtones, dans une langue qui n'était pas la leur, une histoire qui ne reflétait que les valeurs et les réalisations des Euro-canadiens. À la suite de cette expérience malheureuse, je retournai aux études et obtint, après avoir effectué une thèse sur les Inuit du Nunavik, un doctorat de l'Université Laval. J'allais ensuite être engagé par l'Université de Winnipeg, où j'y enseigne la sociologie des questions autochtones.

Enseigner, c'est s'engager

De l'enseignement de Jean Malaurie, j'ai retenu une chose essentielle : un chercheur ne peut être un observateur neutre mais doit au contraire être un intellectuel et un enseignant engagé. À Winnipeg, où j'enseigne, suivre cette voie est peut-être encore plus nécessaire qu'ailleurs, tant la condition des Autochtones y est délicate et tant l'opinion populaire y est insensible. Winnipeg est la ville canadienne ayant la plus forte population d'autochtones (55 000 pour une population totale de 650 000) mais malheureusement, ceux-ci vivent dans un ghetto urbain, sont discriminés par le système judiciaire et par les services sociaux (ils représentent plus de 50% des personnes incarcérées, ainsi que près de 78% des enfants aux soins des services sociaux). À Winnipeg, les taux de suicide, d'alcoolisme et de chômage des Autochtones surpassent de beaucoup ceux du reste de la population. Dans les régions rurales du Manitoba, nombreuses sont les communautés autochtones qui n'ont pas l'eau courante. Les problèmes sociaux et de sous-développement y sont endémiques.

 
Alaska. La maison-hutte modeste d'un chasseur. Avant l'accord de décembre 1971, la condition de nombre de chasseurs inupiat était matériellement difficile. Novembre 1965
© Jean Malaurie
La Croix Rouge publiait récemment qu'au Canada, plus d'un tiers des Autochtones meurent de mort violente et que plus de 70% des jeunes autochtones sont, à un moment ou à un autre, victimes d'abus sexuels. Pourtant, selon l'opinion de la majorité des Canadiens, qui s'inscrit dans le courant néolibéral dominant, la condition des Autochtones n'est que le résultat de leurs propres manquements. La sociologie est l'outil que j'ai choisi pour déconstruire ces préjugés et initier les étudiants à ce devoir d'ouverture sur l'Autre qui est au cœur de ma démarche. Ma stratégie favorite consiste à organiser des cours ou des séminaires dans les communautés autochtones et j'invite les aînés, les chasseurs et les leaders autochtones à partager leurs expériences avec mes étudiants. L'Université de Winnipeg, qui accueille bon nombre d'étudiants autochtones, m'offre aussi une autre chance, celle de contribuer à la formation des leaders autochtones de demain.

Cette tâche est loin d'être facile tant le passif de l'éducation est lourd, celle-ci ayant toujours été l'outil clé de l'assimilation. C'est pourquoi ma stratégie consiste à essayer de stimuler, chez les étudiants autochtones, un sentiment de fierté que les études traditionnelles, au service de la pensée dominante, ne favorisent pas.

Le Nunavik aujourd'hui et demain

Mes recherches au Nunavik, dont les résultats ont été publiés par l'UNESCO et les Presses de l'Université Laval sous le titre : De la banquise au congélateur : mondialisation et culture au Nunavik (2003), m'ont conduit à dresser un portrait tout en contradiction de la situation au Nunavik. Tout d'abord, les statistiques révèlent la nature coloniale des rapports interethniques au Québec et au Canada. En effet, sur le plan des revenus, les Inuit du Nunavik sont nettement défavorisés par rapport à leurs concitoyens venus du Sud. Alors que les revenus per capita des Inuit ne sont que de 15 765 $, les non-Inuit (essentiellement des fonctionnaires) résidant au Nunavik reçoivent en moyenne 82 269 $ per capita. En fait, la minorité non-inuit du Nunavik - moins de 10 % de la population - accapare plus de 50 % des revenus monétaires de la région. D'autres inégalités affectent aussi la région, comme par exemple celle qui frappe les jeunes dont près de 40 % sont sans emploi; à cela il faut ajouter tous les autres problèmes sociaux qui trahissent l'inégal partage des richesses. D'une manière générale, les conditions socio-sanitaires sont, au Nunavik, désastreuses, avec pour conséquence que les Inuit ont, d'après la Croix Rouge internationale, le plus haut taux de suicide au monde.  
Thibault Martin donnant un cours de sociologie sur le lac Manitoba.
© Thibault Martin

Cette condition, les Inuit ne l'ont jamais acceptée, pas plus qu'ils n'ont cru un certain discours scientifique voulant que cette inégalité ne soit que le résultat de la transition entre deux états de développement, la tradition et la modernité. Pour eux, cette situation est bien plutôt le résultat de leur mise en tutelle par l'État canadien. C'est pourquoi, dès les années 1960 les Inuit du Nunavik entreprirent de reprendre le contrôle de leur destinée. Cela se traduisit d'abord par la montée d'un mouvement coopératif dont une des plus belles victoires est d'avoir permis aux Inuit de développer et de structurer une mini industrie de la sculpture artisanale.

Les coopératives furent aussi la pépinière d'un mouvement autonomiste inuit. Cependant, avant même que les Inuit aient pu véritablement articuler leur projet politique, le lancement - dans les années 1970 - des projets hydroélectriques de la Baie James stoppèrent leur élan. Néanmoins, la Convention de la Baie James, signée entre l'État et les groupes autochtones pour permettre le développement hydroélectrique de la région, allait quand même donner aux Inuit une administration régionale leur permettant de reprendre un certain contrôle de leurs affaires. Surtout, les Inuit reçurent des compensations financières avec lesquelles ils initièrent plusieurs projets économiques d'envergure et mirent sur pied des programmes destinés à soutenir les activités traditionnelles de chasse ainsi qu'à défendre leur langue et leur culture.

En somme, les gains effectués par les Inuit grâce à la Convention de la Baie James ne sont pas négligeables mais ils ont surtout permis que naisse le désir de reprendre les négociations en vue d'obtenir un véritable gouvernement autonome. Ainsi le 10 avril 1989, les résidents du Nunavik élisaient une assemblée constituante, le Comité constitutionnel Nunavik, destinée à définir un projet d'autonomie politique. Le 10 avril 1991, le Comité constitutionnel du Nunavik soumettait à la population un projet de gouvernement régional qui fut accepté. Puis, en novembre 1999, était signé à Montréal un accord tripartite créant la Commission du Nunavik, chargée de proposer un plan d'action et des recommandations sur la structure, le fonctionnement et les pouvoirs du futur gouvernement. En mars 2001, la commission publiait ses recommandations et le processus de création d'un gouvernement régional pour le Nunavik était mis en branle.

 
Thibault Martin donnant un cours de sociologie sur le lac Manitoba.
© Thibault Martin
Le modèle de gouvernance qui se met en place est remarquable en ceci qu'il intègre institutions modernes et institutions traditionnelles. Ainsi, l'assemblée législative élue au suffrage universel sera associée à un conseil des Aînés dont la composition sera déterminée par des critères trouvant leurs racines dans la tradition inuit. Le Conseil des Aînés sera l'équivalent inuit d'un sénat (désigné selon la tradition et non d'après le mode électoral démocratique) ; son rôle premier sera d'assurer la défense de la langue et de la culture inuit. Des comités de justice seront aussi créés dans chaque communauté et les juges de la cour du Nunavik devront consulter ces comités avant de prononcer la sentence d'un contrevenant. En ce qui concerne les administrations publiques, la même logique est appliquée, chacune des institutions bureaucratiques - fonctionnant à partir de règlements et de normes définis par les gouvernements - sera doublée par un comité local consultatif qui pourra demander que les procédures et les normes nationales ou provinciales soient aménagées pour ne pas nuire au mode de vie inuit.

La mise en oeuvre des recommandations de la Commission du Nunavik et le transfert des pouvoirs prendra plusieurs années avant d'être complété mais lorsqu'il sera achevé (vers 2006 pour les aspects les plus importants), les Inuit jouiront d'un gouvernement autonome qui leur permettra de contrôler les décisions qui affectent le plus leur mode de vie et leur développement. On peut raisonnablement espérer que cela influencera positivement les statistiques sociales et que la condition des Inuit connaîtra une amélioration notable. Néanmoins, la tâche à accomplir est titanesque et il faudra beaucoup de patience avant que les problèmes sociaux et économiques, engendrés par des années de colonialisme, ne s'estompent.
De plus, aux problèmes hérités du passé, s'ajoutent aussi ceux concomitant aux changements sociaux et à la modernisation de la société inuit, croissance démographique très élevée, arrivée en grand nombre de jeunes sur le marché du travail, montée de la société de consommation, etc. Il faudra donc que les leaders inuit, qui ont longtemps consacré leur temps à négocier avec l'État, redirigent leurs énergies vers la gestion quotidienne des affaires publiques. Il faut, de plus, noter que le succès du projet inuit dépendra grandement de la bonne volonté des gouvernements.

En effet, quel que soit le talent de gestionnaire et l'esprit d'innovation des leaders inuit, ceux-ci ne pourront survivre dans une économie de plus en plus mondialisée et où les instances globales sont susceptibles de prendre des décisions qui peuvent ruiner des années d'efforts, si Ottawa et Québec ne défendent leurs intérêts. J'en veux pour exemple, le boycott des fourrures de mammifères marins prononcé par la Communauté Européenne qui, dans les années 1980, contribua à plonger les Inuit dans la misère.

En somme, Québec semble aujourd'hui vouloir redéfinir un nouveau contrat social avec les groupes autochtones. Cette nouvelle alliance se fonde sur le principe que chacun des partenaires doit pouvoir tirer également profit de l'association sans que cela ne nuise au désir de chacun de sauvegarder son mode de vie et sa spécificité culturelle. Les Inuit ont accepté cette alliance parce que, contrairement à toutes les tentatives d'assimilation passées, elle leur permet de chercher dans la tradition la force nécessaire pour surmonter les problèmes de la modernité. Cette approche représente, en somme, un véritable progrès et, comme plusieurs leaders autochtones le proclament, Ottawa et les autres gouvernements provinciaux devraient s'en inspirer pour redéfinir leur stratégie en matière de gouverne autochtone et de dévolution des pouvoirs.

Thibault Martin



*Les photographies présentées par Jean Malaurie ne correspondent pas directement aux textes présentés mais elles sont là pour donner une idée de la vie et des problèmes rencontrés par les Inuit d'aujourd'hui, au Canada comme en Alaska.

 


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