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M. Malone
T. Martin
B. Jackson
J-M. Huctin
 


LE CENTRE D'ÉTUDES ARCTIQUES

Du Nouveau Québec à Nunavik
1969-1993 : Changement et continuité

Les photographies sont de Jean Malaurie ( voir explication bas de page*)


Par Mark Malone
Conseiller du Sénateur Inuit Charlie Watt


RÉSUMÉ. - Dans le cadre des rapports remis par les membres de la mission franco-québécoise à propos du Nouveau-Québec 1969-70, l’auteur met en lumière les dimensions du changement qui modèle à présent le pays inuit. Elles englobent un nouveau réseau institutionnel, l’adoption partielle du salariat et d’une économie monétisée et l’ouverture vers le monde extérieur. L’on s’inquiète de la crise fiscale canadienne dont les retombées pour le Nord et l’Arctique seront très négatives. Cependant les facteurs de continuité ne manquent pas. L’épanouissement politique à travers l’autonomie demeure incomplet tandis que les assises économiques nordiques souffrent d’anémie dans le secteur privé. Comme dans le passé, les Inuit du Nunavik œuvrent dans un contexte de risque et d’incertitude.

Mots-clés : Nouveau-Québec • Nunavik • Condition et avenir des Inuit • Mutation institutionnelle, économique et politique.

ABSTRACT. - The New Quebec : 1969-1993 : change and continuity. After a brief review of five reports from members of the French-Quebec team of inquiry into Northern Quebec 1969-70, the author highlights dimensions of change which have shaped Inuit conditions since. Among these he stresses a new institutional framework, a move towards the wage and money economy and an opening to the outside world. More worrisome is Canada’s fiscal crisis which will adversely affect the North. However factors of continuity are not without importance. The Inuit economic base remains narrow while political development, including self government, requires further progress. As in the past, risk and uncertainty prevade Nunavik’s present and future.

Key-words : New Quebec · Nunavik · State and future of the Inuit people · Institutional, economical and political change.


Pour l’observateur, la lecture des rapports des membres de l’équipe franco-québécoise, dont ceux de J. Malaurie, S. Sable, Y. Berger, P. Adam et R. Laurans, apporte une mine d’informations et d’aperçus sur le Nouveau-Québec et les Inuit dès 1969-70. Mieux, ils dévoilent un proche passé et éclairent l’avenir, à savoir notre présent[1]. Dans ces circonstances, l’admiration s’accompagne d’un réel plaisir.

En effet, l’enjeu n’était pas secondaire au moment où le comité franco-québécois, sous l’égide - déjà ! - du Centre d’Études Arctiques débarquait au Nouveau-Québec en 1969-70. Pour le sénateur Charlie Watt, président de la Société Makivik et de ses filiales vouées à la prospérité des Inuit, cette période fut même « cruciale ». Lors d’une longue et récente conservation, il rappela les événements marquants de ces mois de transition vers l’autonomie : refus du « transfert » des compétences fédérales en faveur de Québec [2], création de la Northern Quebec Inuit Association destinée à parapher la Convention de la Baie James et du Nord Québécois de 1975, consultations locales intenses souvent menées par la Fédération des Coopératives du Nouveau-Québec (FCNQ).  
Canada, Terre de Baffin, Clyde River. L'intérieur d'une maison inuit moderne. 1987 © Jean Malaurie
Selon le sénateur :

   « Il s’agissait d’une période à haut risque. J’ai été moi-même réprimandé à plusieurs reprises par mon employeur fédéral. Mais nous n’avions pas le choix.[3] »

Il ne serait pas interdit de postuler sur la poursuite durable de la transition. Le changement pour un pèlerin de retour après 25 ans, se situe d’abord au niveau des symboles à savoir, par exemple et tout simplement, l’imposition d’un vocabulaire inuit. Désormais les Esquimaux, terme indien pour désigner les mangeurs de viande crue, s’appellent les Inuit tandis que le Nouveau-Québec, du Nord Québécois, ensuite est devenu le Nunavik au cours des années 1980. Kuujjuaq fait place à Fort Chimo, Salluit succède à Suglouk ou Tasiujaq à la Baie-aux-feuilles.

Aussi importante que fut la maîtrise régionale d’une forêt de symboles que ne regardent plus les yeux étrangers, elle ne saurait masquer le vrai défi, double et structurel, qui se pose aux Inuit du Nunavik. Ceux-ci, à travers les vents aléatoires de l’histoire, affrontent aussi bien un choc de culture qu’un choc de civilisation. L’être et le faire. Plus sensibles aux frontières mouvantes et conflictuelles entre valeurs traditionnelles et nouveaux mythes moteurs qui modèlent l’être, les Occidentaux, dont les Français aux prises avec le village global de MacLuhan voire le désolant mais envahissant PAF (Paysage Audiovisuel Français), ont tendance à négliger l’importation soudaine d’une nouvelle manière de faire. Est-il besoin à cet égard de rappeler, à l’instar de Gérard Duhaime, que la part des salaires est passée de 16% à 65% dans le revenu des ménages inuit québécois entre 1953 et 1983 alors que l’artisanat n’apportait que 7% des gains monétaires à comparer avec les 41% de 1953[4] ?

S’il est vrai que l’histoire tend à s’accélérer, il convient de reconnaître qu’accélération se transformerait presqu’en liquéfaction du temps pour les Inuit du Nunavik qui accomplissent en quelques décennies un parcours traversé par les paysans français en deux siècles.

Il est important aussi de reconnaître l’effet concret de cette grande transformation sur un peuple indigène tel le groupe inuit de la région circumpolaire. Dans cette terne optique, l’ancien chef du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, Dennis Patterson, dressa le tableau suivant en vue de réveiller des invités euro-canadiens en Ontario :

« Imaginez seulement l’atterrissage d’humanoïdes immigrés de Mars, roses et arrogants, à Toronto au cours de manifestations antinucléaires. Malgré la bonne volonté des autochtones de Toronto, ceux-ci se trouvent vite confinés à arpenter des réserves, à savoir les stations de métro. Les immigrés ne fréquentent guère le souterrain. Nos martiens, les « autres », « eux » aux yeux des indigènes, mettent fin à certaines activités traditionnelles, dont le hockey sur glace.
« Ils » tiennent pour acquise l’ignorance totale des Torontois en matière d’administration publique ou de gestion des affaires. Sport préféré des autochtones, les embouteillages disparaissent. Le golf aussi. « Ils » interdisent l’agriculture. « Ils » introduisent des infections mortelles au sein de la société qui, à l’époque, avait de grands chefs laïcs et spirituels. La tribu des Torontois - jadis si fière - se morfondait sous la tutelle.

Bientôt ne subsisteront plus que quelques vestiges de cette barbare civilisation, peut-être une carcasse de voiture, un bâton de hockey brisé. « Ils » diront tout le mal qu’il faut ressentir à l’égard d’une croix d’église. Sic transit gloria mundi.
[5] »


Cette douce allégorie, qui cependant ne conduisit guère à la création d’un groupe canadien en faveur du droit des martiens au sein des sociétés éclatées en Amérique, témoigne en quelque sorte des tensions que subissent les Inuit et autres nations autochtones. Mais qui dit tensions suggère, de ce fait, la notion de résistances.

L’apport de l’École des Annales met en lumière la durée, la pesanteur des valeurs morales et sociales, celles qui imposent la résistance en tant que survie vécue pour la collectivité. Dans Les jeux de l’échange Fernand Braudel n’évoque-t-il pas « la longue gestion, la très longue gestion préalable » avant l’accession à ce qu’il définit comme le stade capitaliste[6] ? Facteur que souligne R. Laurans au moment de se demander comment faire accéder les Inuit de l’économie d’autosubsistance à celle de profit et à celle du profit recherché et connu de tous.

En pays inuit, les facteurs de continuité, le lien entre générations passées et futures, ne manquent pas. Le professeur Duhaime, à la suite d’une enquête exhaustive sur l’économie nordique, n’hésite pas à parler d’une permanence de l’effort chez les Inuit et de la valeur prédominante du partage[7]. Si, comme dans le temps, les chasseurs œuvrent en premier lieu pour les déshérités, les nouveaux employés de bureau se partagent le travail selon un rythme saisonnier.

Si les Inuit se doivent d’épouser leur époque, - il est vrai, celle des « autres », - en tant que minorité, ils se doivent aussi de rester eux-mêmes, conscients des dures lois de l’aire polaire. Notre hypothèse revient à suggérer très modestement que changement et continuité ne forment que le double visage d’une même réalité, celle de la survie des seigneurs de l’Arctique au Québec.
 
Alaska. Septembre 1984. Le tourisme est une grande ressource économique dans les secteurs habités par la population inuit. Bar-saloon à Nome, où la vente de l'alcool est libre © Jean Malaurie


QUELQUES DIMENSIONS DU CHANGEMENT

Il serait facile de décrire les éléments d’une rapide évolution régionale si chers aux « logues », ethnologues ou psychologues, qui peuplent nos ministères et facultés pour coller à l’événementiel de l’Arctique dont sont friands les rares journalistes à s’intéresser à l’aire polaire. En vrac, le reporter ou l’expert d’une semaine, de préférence l’été, pourrait citer la question sociale et le suicide, l’expansion des débits de fast-food dans certains villages ou les ravages de la réception de la télévision par satellite. Et loin de nous de nier l’intérêt de ces « docudramas » à diffuser éventuellement à travers le monde même si les propos similaires s’appliquent aussi bien à Nauru qu’à la Namibie.

Suivons plutôt les pas tracés par les cinq membres de l’équipe du comité franco-québécois qui sont allés sur le terrain en 1969-70 pour nous interroger sur la spécificité de l’évolution de la collectivité inuit depuis près de 25 ans. Elle est de portée politique, économique, financière et régionale.

Je suis contraint, en tant qu’ancien diplomate et vice Ministre, d’observer avec conviction la portée insolite de la mission franco québécoise de 1969-1970. Qu’elle ait déjà eu lieu tient, malgré le parrainage du Général de Gaulle, du miracle : les Canadiens, aussi bien anglais que français, ayant fui l’Europe pour les raisons désagréables que l’on occulte dans le vieux continent, entretiennent une vive répulsion envers le vieux monde. Mais ils ne pensaient pas trouver en Amérique du Nord britannique, devenue le Canada, un très vieux monde, établi, susceptible de résistance devant les Martiens. Mieux, cette mission franco-québécoise a réussi. Elle a éveillé les esprits en milieu inuit. Elle a heurté à jamais les petits Blancs, les colons, dont parle Jean Malaurie. Elle a fait entrevoir les traités et réformes constitutionnels dont chacun, de nos jours, se félicite : si l’on n’est jamais prophète dans son pays, l’on peut l’être ailleurs !
 
République Sakkha. Yakoutie, Sibérie. Mars 1993. Une femme conteur dans une classe d'école primaire.
© Jean Malaurie

La dimension politique

Une rapide évolution caractérise la dimension politique depuis deux décennies, d’abord à travers le véritable tremblement de terre que constitua la signature de la Convention de la Baie James et du Nord Québec par le Canada, le Québec et les Inuit (ainsi que les Indiens Cri) en 1975. Ce traité[8] établit clairement et pour la première fois la relation entre ces trois parties : « nous avions choisi la voie de la solidarité avec les gouvernements. Il fallait commencer quelque part » disait Charlie Watt[9].

L’on pourra toujours s’interroger sur ce modèle juridique importé de l’Alaska et fondé sur le concept de sociétés privées destinées à promouvoir les intérêts ethniques des autochtones[10]. Mais il fournit aux Inuit du Nunavik des outils importants de renaissance collective dont :

    - la Société Makivik, créée en vue de gérer les fonds de compensation et de promouvoir les intérêts ethniques ;

    - l’Administration régionale Kativik (ARK), dont la juridiction s’étend des affaires municipales jusqu’au soutien des chasseurs ;

    - la Commission scolaire Kativik (CSK), le Conseil de développement régional Kativik (CDRK) et une commission Kativik pour la santé et les services sociaux (CRSSS) ;

    - et quatorze conseils municipaux élus.

Ce progrès n’est pas à dédaigner : pour une population de 8 000 personnes au sein du territoire Nord québécois, les budgets cumulés de l’ARK, de la CSK et de la CRSSS (devenue un conseil) et du CRDK s’évaluaient en 1992 à $ 90 millions, soit plus de $ 11 000 par habitant...[11] À partir de 1978-79, la mise en oeuvre de la convention et l’élection aux conseils d’administration des institutions publiques provoquèrent un mini-boom au niveau de l’emploi : encore aujourd’hui le secteur gouvernemental et parapublic compte 69% des employés de la région et 95% des recrues universitaires[12].

Ayant franchi cette étape de décollage politique et administratif, les Inuit, au cours des années 1980, mirent au point - toutes tendances confondues[13] -, un projet de « self government » régional pour le Nunavik. Ce projet, confirmé au cours de plusieurs consultations populaires dont les plus récentes remontent à 1991 et 1993, animé par le Conseil constitutionnel du Nunavik composé de cinq élus Inuit, repose sur les principes suivants :

un gouvernement public ouvert à tous et le rejet des thèses indiennes de pouvoir ethnique ;

la coopération avec le Québec et le Canada par le biais d’une dévolution accrue de compétences ;

une juridiction régionale, sur les 500 000 km² du Nunavik, pour éviter le spectre de la réserve ethnique;

et de nouvelles ententes en matière financière en vue de permettre aux élus de la nouvelle assemblée du Nunavik de voter des budgets en fonction d’une dotation globale de financement du Québec et une nouvelle fiscalité régionale[14].

Le gouvernement du Québec accepta, de manière surprenante, ces prémisses lors d’une entente de principe sur la négociation en juin 1991 : en effet, pourquoi confier à partir de Québec et de ses bunkers administratifs, l’administration du « Nouveau-Québec » à quelques milliers d’Inuit ? En réalité, depuis 1977, se sont nouées des complicités entre l’administration québécoise et les résidents du Nunavik, au point où, sans rechigner, l’ex-chèquier québécois, en 1991, fit des débours directs de $ 182 millions au Nunavik, soit $ 25 000 par résident ![15]

Même la tornade constitutionnelle canadienne[16] n’aboutit guère qu’à la rupture des contacts en 1992 entre Inuit et dirigeants québécois. Conscient de l’importance d’un concept de solidarité entre tous les résidents, le gouvernement du Québec envisage de nommer « un négociateur spécial »[17] pour accélérer et compléter une entente rare entre peuples différents qui habitent le même territoire.

La dimension économique

Sans accompagner l’extension du public, le secteur privé du Nunavik connaît, depuis 25 ans, des changements que l’on peut souligner. La société inuit Makivik Corporation, contrôle désormais deux compagnies aériennes, Air Inuit et First Air, qui assurent des services depuis Ottawa jusqu’à Nuuk (Godthaab) au Groenland, depuis Salluit jusqu’à Iqaluit (Frobisher Bay). La « commercialisation régionale » qu’appelait P. Adam dans son rapport pour le comité franco-québécois en vue de la réalisation pour ce qui est de la viande et du poisson[18].

Pour Jean Malaurie en 1969-70, le « Blanc » était « isolé ». Cette situation conflictuelle, sourde mais propice à la création littéraire d’un V.S. Naipaul, auteur de A Bend on the River ou du père de Lord Jim, s’estompe au fil du temps. Dès 1993, le président de l’ARK n’était autre que Jean Dupuis d’origine italienne et française.
 
République Sakkha (Yakoutie). Petite écolière à l'école primaire. Mars 1993
© Jean Malaurie

L’on observe par ailleurs un relèvement du niveau de vie au cours des années 1980 : pour G. Duhaime, le revenu réel d’un ménage inuit en 1983 atteignait $ 27 000 par an, loin des chiffres cités par J. Malaurie, P. Adam et S. Sable ($ 650 - $ 784 per capita en 1969-70)[19]. De même, une infrastructure nettement consolidée : entre 1984 et 1991, Ottawa et Québec investirent $ 108 millions pour rénover les pistes aéroportuaires dans une région peuplée par 7 000 personnes, tandis que la Société d’habitation du Québec disposait d’un budget régional de près de $ 40 millions par an vers la fin des années 1980[20].

Dans notre monde de cyniques qui, selon Oscar Wilde, « know the price of everything and the value of nothing », il y a toujours une contrepartie. En effet, la convention de 1975 se conclut à l’ombre du projet du siècle, le développement des ressources hydrauliques de la baie James et du Nord québécois. Encore aujourd’hui, Hydro-Québec entend exploiter sous peu le bassin hydraulique inuit de la Grande Baleine (Kuujjuarrapik). S’il est permis de négliger les divers impacts sur l’environnement, démarche discutable en elle-même, il faut reconnaître les distorsions proprement économiques qu’entraîne la politique du « tout pour le développement » :

les prix à la consommation résidentielle, industrielle et commerciale à Montréal se situent très en dessous des tarifs appliqués à New York, Paris, Londres ou... Toronto. Cette subvention signifie que les ressources hydrauliques du pays inuit se vendent à des taux dérisoires ;

de manière générale, la Banque mondiale ou l’Agence internationale de l’énergie, à partir de l’exemple égyptien, entre autres, soulignent le prix économique de subventions artificielles dans le secteur de l’électricité et l’énorme gaspillage qui en découle[21].

La dimension financière

Le changement éventuellement le plus explosif pour le Nord québécois et l’ensemble de l’Arctique canadien est de portée négative : il provient de la drastique détérioration des finances publiques canadiennes et québécoises depuis 1974. En 1993, le gouvernement fédéral allouait 35% de ses revenus au service de la dette. Le Québec pour sa part put se valoir d’un déficit de $ 5 milliards alors que la dette publique consolidée par ménage de quatre personnes correspondait à plus de $ 120 000. Pour citer un économiste québécois réputé : « ce n’est pas le pays qui gère la dette, mais la dette qui gère la pays.[22] »

Or, dans une région polaire où tout ou presque est service public, les conséquences paraissent radicales : faute d’essence, la machine gouvernementale connaîtra des pannes. Un scénario, il est vrai pessimiste, comprendrait les éléments suivants : remise en question de l’autonomie gouvernementale du Nunavik, déclin quantitatif et qualitatif des services nordiques, chômage accru, révision concrète du projet de création du territoire Nunavut, etc.

La crise fiscale canadienne et québécoise pose un défi majeur pour le pays inuit encore aux prises avec une économie fragmentée en transition. Elle s’accompagnera de conséquences politiques.

La dimension internationale

L’évolution du Nunavik s’est accompagnée d’une ouverture vers le monde extérieur et de la région circumpolaire. Une résidente de Kuujjuaq, Mary Simon, présida l’Inuit Circumpolar Conference (ICC) qui regroupait le Canada, l’Alaska, le Groenland et la Russie entre 1986 et 1992. L’ICC jouit d’un statut d’organisation non gouvernementale au sein des organes de l’ONU et s’attache à la définition juridique des droits des peuples autochtones à l’échelle internationale.

Prévue pour 1999, la création du territoire de Nunavut aura, si elle se matérialise, un impact majeur sur l’aire inuit du Québec[23]. En effet, les régions de Nunavik et de Baffin entretiennent déjà des relations économiques étroites dans des domaines tels que les transports ou la pêche. Quant au rapprochement politique entre Inuit de ces deux zones, il serait à la fois prématuré et maladroit d’en faire l’objet d’une rumination exhaustive sauf pour délimiter quelques contraintes, en particulier fiscale et financière. De toutes les façons, la prévision est difficile surtout pour ce qui a trait à l’avenir : la vérité est fille du temps.
 
République Sakkha (Yakoutie). École d'apprentissage technique. Mars 1993
© Jean Malaurie

QUELQUES FACTEURS DE CONTINUITÉ

Au fil des pages rédigées par l’équipe franco-québécoise, l’on retient les phrases suivantes :

S. Sable : « la faiblesse économique de la région », « l’existence d’une épargne de précaution » ;

P. Adam : « tout est service public », « une énorme inertie » liée aux « impératifs économiques », « une atmosphère administrative kafkaïenne » ;

J. Malaurie : « l’organisation administrative du Nouveau-Québec est des plus confuses. »

En 1993, ces observations gardent toute leur pertinence.

La première contrainte structurelle est de toute évidence quitte à faire l’objet d’une permanente ignorance : la géographie. Climat et distances s’allient, dans une région sans dessertes routières et maritimes selon le schéma occidental habituel, pour faire du Nunavik une zone insulaire, une île au large du Québec, soumise aux aléas du transport aérien. Le facteur géographique conduit à des coûts effarants : construire et maintenir des édifices coûtent deux à trois fois plus cher qu’à Montréal alors que les prix de détail dépassent la moyenne montréalaise de 45 à 80 % selon la localité et les distances. Encore faut-il ajouter que les départements et territoires d’outre-mer français, la Corse, le Groenland danois ou Puerto Rico jouissent d’une fiscalité proprement insulaire, dont le Nunavik, où l’équivalent de la TVA réelle varie entre 23 et 30 % au niveau de la consommation finale, ne peut guère se targuer[24].

Ce décalage capital explique en partie les obstacles au décollage économique. Il existe, comme dans les Territoires du Nord-Ouest, deux économies : l’une fondée sur le salariat et les primes dans les principaux centres, l’autre aléatoire ; cependant, contrairement à la situation, notamment vers l’ouest, où les PME dégagent 50 % des emplois, les petites entreprises ont la vie dure au Nord québécois où, selon le CRDK, celles-ci versent en taxes trois fois plus qu’un hypothétique profit de 5 %[25]. L’anémie du secteur privé fournit une explication partielle d’un revenu moyen maigre compte tenu des prix au détail : en 1986, le revenu per capita des Inuit selon les sources officielles – $ 11 500 – connaissait un retard de 60 % sur les revenus des « allogènes » et des 10 % sur les revenus moyens des « Crees »[26]. Cette fragilité dans l’espace et dans le temps éclaire l’absence de l’épargne au Nunavik : les ménages Inuit consacrent 92 % de leurs revenus à la consommation directe de biens et services. Loyers exclus. Se produit donc un phénomène vicieux selon lequel, comme dans les Territoires du Nord-Ouest, l’argent importé est immédiatement exporté pour l’achat de biens et de services : MIMO – money in and money out[27].

Sans doute faut-il reconnaître que l’actif économique potentiel et actuel du Nunavik n’est pas, malgré l’activité touristique et les richesses naturelles, le premier de la région polaire. Les résidents du Nunavik ne font pas partie du Nord, comme le Russe, où subsistent sept villes de plus de 150 000 habitants, comme dans les Territoires du Nord-Ouest où les investisseurs publics et privés financent des projets annuels équivalents à $ 1 milliard, ou encore au Groenland où le Home Rule Government brasse des budgets de plusieurs milliards de couronnes[28].

Ces considérations et d’autres encore conduisirent les Inuit québécois à mettre l’accent sur l’autonomie politique. Leurs compatriotes et congénères en Alaska, dans les Territoires du Nord-Ouest ou au Groenland, jouissent de leviers politiques pour promouvoir « le plan de développement économique et social » qu’appelait Jean Malaurie au terme de son rapport sur les conditions à Fort Chimo en 1969-70. En effet, trouve-t-on normal, voire même seyant, que les responsables de l’ARK, le gouvernement régional, soient tenus à effectuer deux fois plus de trajets à Québec que dans les municipalités nordiques en vue des tractations budgétaires annuelles pendant les années 1980 ? Convient-il que la mise en œuvre des programmes fédéraux, à la même époque et pour les populations indigènes dont les Inuit, exigeât des dépenses administratives équivalentes à une part de 25 à 30 % des débours totaux des ministres « tuteurs » ?[29]

C’est ainsi que pour les Inuit et les Euro-Canadiens résidant au Nunavik, la relance économique passe d’abord par la responsabilisation politique de la population régionale. Consolider les nombreuses institutions existantes, souvent en conflit inévitable ; travailler avec le Québec et le Canada pour dégager des économies financières et fiscales ; remodeler l’économie locale afin de créer des emplois à partir d’un capital local. Ces défis et d’autres témoignent, une fois de plus, de la spécificité de l’économie polaire et du besoin de mobiliser toutes les énergies. Ce ne sera pas facile mais la facilité ne connaît que les orphelins.

CONCLUSIONS

La première conclusion n’est autre qu’une introduction, tant il est vrai que l’analyse précédente ne fait que confirmer l’acuité des rapports soumis par les membres de l’équipe franco-québécoise. Leur rapport, 25 ans après la mission d’enquête, est à souligner et à remarquer.

En second lieu, pour les Inuit québécois, l’histoire ne s’arrête pas. Aux incertitudes du passé succèdent aujourd’hui les incertitudes présentes et à venir, dont la crise fiscale, le problème de l’aménagement administratif et politique de la région nordique et la question des deux économies qui subsistera tant qu’un secteur privé demeure peu productif en matière d’emplois.

Pour Charlie Watt, le 14 juin 1993, « la création d’une assise économique constitue notre premier objectif. Il ne sera pas facile à atteindre.[30] »

 
Nunavik. Nord du Québec. Kuujjuaq. Octobre 1970
© Jean Malaurie

Il n’est pas certain d’ailleurs que ces incertitudes jouent en défaveur des Inuit. Depuis 1980, après avoir quitté les services du Premier Ministre fédéral, l’auteur fréquente les Inuit en tant que conseiller ou interlocuteur, comme sous-ministre dans les TNO. Il a appris à admirer l’extrême pragmatisme qui teinte le comportement des seigneurs de l’Arctique et à tenir compte de leur capacité à adopter une démarche commune, qualités qui tranchent en milieu autochtone. Empirisme et solidarité conduisent les Inuit à surfer sur l’événementiel et à épouser le changement sans nécessairement se renier. En 2015 ou 2020, dans un contexte de crise, d’évolution et d’incertitude, les Inuit auront été, nul doute, en mesure de susciter le même étonnement.

NB : L’œuvre de Jean Malaurie en faveur des Inuit à travers le monde, que symbolise la mission franco-québécoise de 1969-1970, fut officiellement reconnue le 15 juin 2000 par le Parlement du Canada. Accompagné par l’auteur, le sénateur Charlie Watt et la représentante du ministère français des Affaires étrangères, Jean Malaurie fut l’objet d’éloges sérieux de la part du président du Sénat canadien, S.E. Gildas Molgat. Cet accueil, normalement réservé aux chefs d’État ou de gouvernement et aux ministres importants, est tout à fait exceptionnel. Les applaudissements étaient spontanés.

Message du sénateur Charlie Watt à l’occasion de l’édition de ce numéro d’Inter-Nord relatif au Nunavik

« I remember Jean Malaurie’s visit to Ungava twenty five years ago. Since, many changes have occurred. In this respect, the turning point for the Inuit living in Nunavik, our region the size of France, was the James Bay and Northern Quebec Agreement signed in 1975.

Not since the negotiation of JBNQA have faced decisions with such far-reaching effects on our future.

For example, we face the important challenge of determining Nunavik’s political future. Quebec may seek a restructuring of its relationship with the rest of Canada. This issue raises some very serious concerns for Nunavik. Under any new status it adopts, how would Quebec deal with the Inuit of Nunavik ? What would happen to our aboriginal rights protected under the constitution of Canada and to our special relation with the federal government ?

A second challenge consists in securing Nunavik’s prosperity through building a self-reliant economy. Tourism and commercialisation of wildlife products are two key elements in this strategy. Makivik Corporation, the Inuit party to JBNQA, is seeking to expand the economic base directly. Its two aviation subsidiaries, First Air and Air Inuit, remain healthy by making profits during a very difficult period for the air transport industry.

In short, the coming years will present unusual opportunity, unusual circumstances. I count upon the support of my people and our friends outside Nunavik in facing the important decisions ahead. »

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* Les photographies présentées sont de Jean Malaurie. Elles ne correspondent pas directement aux textes présentés mais elles sont là pour donner une idée de la vie et des problèmes rencontrés par les Inuit d'aujourd'hui, au Canada comme en Alaska et en Yakoutie.
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[1] J. Malaurie, Kaujjuak (1970) S. Sable, « Étude des revenus et dépenses de consommation des familles du village de la Baie aux Feuilles Tasiujaq, Nouveau-Québec » ; R. Laurans, « Étude des possibilités de l’implantation de l’élevage dans les communautés esquimaudes du Nouveau-Québec » ; Y. Berger, « Écologie et perspective d’élevage du renne ou du caribou dans le nord québécois » ; P. Adam, « Problèmes économiques et sociaux en baie d’Ungava et plus particulièrement à Port Nouveau Québec ».
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Le rapport cité de Jean Malaurie porte sur le revenu et l’activité des ménages à Fort Chimo en 1969-70 et ouvre la discussion sur la disparité ethnique. Il esquisse les défis à venir, dont l’essentiel, l’autodétermination de la population Inuit.

[2] Le rapport cité de Jean Malaurie contient de longs passages justifiés sur les travaux du comité fédéral provincial chargé de consulter les Inuit quant au transfert vers le Québec des services publics. En 1991, le représentant fédéral, Floyd J. Neville, m’avoua l’importance de cette consultation : « a real eye-opener. » Dès 1972, il fut recruté par les services du Premier Ministre fédéral.
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[3] Conversations, Ottawa et Montréal, le 14 juin 1993.
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[4] Gérard Duhaime, « Revenu personnel, destin collectif : la structure du revenu des Inuit de l’Arctique du Québec 1953-1983 », Canadian Ethnic Studies, XXIII, I, 1991, p. 21-39.
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[5] Première page du cours préparé à l’intention des étudiants de l’université Trent de Peterborough, Ontario, le 22 juin 1989. (Texte inédit)
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[6] Fernand Braudel, Les jeux de l’échange, Paris, Armand Collin, 1979, p. 535.
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[7] Gérard Duhaime, op. cit., p. 2.
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[8] La convention acquit le statut de traité en mars 1983 lors de l’amendement de la Loi Constitutionnelle (1982) canadienne à l’article 35. Elle ne peut être modifiée sans l’accord des Inuit.
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[9] Conversations, Ottawa et Montréal, le 14 juin 1993.
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[10] Il faut rendre hommage aux administrateurs inuit de la Société Makivik chargés de fructifier un trust de $ 90 millions. Élus par tous les Inuit québécois en âge de voter tous les trois ans, ils se doivent de faire des investissements rentables, de promouvoir l’action politique de leur ethnie et de procéder à des subventions sociales ; par exemple, la construction d’arénas et centres récréatifs au coût de $ 29 millions entre 1989 et 1993. Source : la Société Makivik, Lachine (fax I-514-634 0410) Québec, le 16 décembre 1992.
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[11] Communication écrite de Paul Bussières (np) devant l’assemblée générale de la Société Makivik, le 22 mars 1993 à Kuujjuaq.
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[12] ARK, « Solidarité, formation professionnelle et activité économique au Nunavik », Kuujjuaq, 1992, p. 52.
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[13] Les « dissidents » de Povungnituk et de deux autres villages se joignirent à cette occasion aux administrateurs de la Société Makivik dont le représentant parapha la convention de 1975.
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[14] La société Makivik, au fil d’un document de 60 pages et d’un résumé, fit le point des revendications des résidents du Nunavik en février 1993 : les amendements de la convention de 1975 en vue de la création d’une assemblée unique, les pouvoirs dont aurait besoin cette assemblée et, le régime administratif et financier.
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[15] Gouvernement du Québec, Secrétariat aux affaires autochtones, « débours, aides et subventions autochtones selon les programmes gouvernementaux », 1991, p. 3-10.
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[16] Le projet de constitution amendée fut rejetée, à une forte majorité, par l’électorat canadien le 26 octobre 1992. Le volet autochtone correspondait à la vision indienne de gouvernement ethnique à peu d’exceptions près.
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[17] Lettre du Ministre délégué aux affaires autochtones du Québec, le 15 mars 1993.
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[18] Les articles 29.0.55 – 29.0.23 de la Convention de la Baie James et du Nord Québec portent essentiellement sur le soutien à fournir aux chasseurs inuit. L’article 29.0.6 interdit la commercialisation des produits de la chasse ; à l’heure actuelle et pour des raisons évidentes, les Inuit contestent cette disposition.
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[19] Gérard Duhaime, op. cit., p. 2. Les chiffres dans les Territoires du Nord-Ouest sont généralement plus élevés.
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[20] Québec, « Bilan socio-économique, région Nord du Québec », 1990, p. 42.
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[21] Énergie, mines et ressources Canada, « Electric Power in Canada », Ottawa 1990, p. 15 ; International Energy Agency, « Electricity in IEA Countries », 1982, p. 124-5, (publication de l’OCDE, Paris).
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[22] Richard Le Hire, 1993. Vice-président de l’Association des manufacturiers québécois, cité dans « Le Monde », Paris, le 13 janvier 1992, p. 22. Consulter : Québec, « Vivre selon nos moyens », Québec, le 19 janvier 1993.
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[23] Le « Nunavut Constitutional Forum » publia deux esquisses de constitution, « Building Nunavut », en 1983 et 1985. Un référendum en 1992 confirma la division des Territoires du Nord-Ouest alors que le parlement fédéral émit une loi à cet effet en juin 1993. La division effective est prévue pour 1999. La législation fédérale ne contient pas de dispositions financières précises en vue de la mise en œuvre de la division.
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[24] ARK – Société Makivik, « Soumission à la commission du budget et de l’administration de l’Assemblée Nationale du Québec », Kuujjuaq, le 19 janvier 1993. Un kg de fret en provenance de Montréal coûte $ 1, 32 pour Kuujjuaq et $ 7, 32 pour Povungnituk alors que le panier de la ménagère exige des débours supérieurs de 60 % par rapport à Montréal. Affaires indiennes et du nord Canada, « Produits alimentaires destinés au nord », Ottawa, 1990, p. 73 et p. 87.
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[25] Ibid., ARK – Société Makivik.
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[26] « Bilan socio-économique, région Nord du Québec », op. cit., p. 6. Selon une enquête de l’ARK (« Scolarité, formation professionnelle et activité économique au Nunavik », 1992, p. 7-47), le taux d’inactivité atteint ou dépasse 20 à 50% suivant la localité alors que les taux de scolarisation des Inuit demeurent, s’il faut adopter nos normes, faibles.
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[27] Marc Malone, 1989. « Monetary Patterns in the North West Territories », conférence CRIN-CNRS, Paris, février 1989, 16 p. ; l’on estime que 97 % des dollars investis au Nunavik en provenance du « sud » s’y relocalisent très rapidement.
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[28] Ces décalages expliquent en partie la difficulté qu’affrontent les peuples polaires en vue d’une coopération internationale.
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[29] J.P. Rostaing, « The Initial Experience of the Kativik Regional Government », in : Inuit Studies-Études Inuit, Vol. 8, 1982 ; House of Commons, « Proceedings of the Task Force on Indian Self Government », Ottawa, 1983, p. 82-100.
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[30] Conversations, Ottawa et Montréal, le 14 juin 1993.
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Voir les autres témoignages sur les Inuit d'aujourd'hui :
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T. Martin
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J-M. Huctin



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