LE CENTRE D'ÉTUDES ARCTIQUES
Témoignages de fidèles du Centre d'Études Arctiques
L'anthropogéographie au Centre d'Études Arctiques :
une méthodologie novatrice pour une ethnologue africaniste,
à la rencontre des sciences de la nature
et des sciences anthropologique et historique
Par Dominique Sewane,
Docteur de l'École pratique des hautes études (sciences
religieuses)
Spécialiste des rituels et cérémoniels des Batãmmariba
(Tamberma) du Togo - Afrique de l'Ouest. |
Pourquoi une ethnologue africaniste, accueillie depuis les années
1980 par les Tamberma du Togo,
qui arpente les sentiers des monts et de la vallée de l'Atakora sous
des températures voisines de 40 ou 45°, a-t-elle rejoint au Centre
d'Études Arctiques des chercheurs uvrant sur les glaces du
nord canadien, sibérien ou du Groenland, sous des températures
de - 50, parfois -70° ? Pourquoi suis-je revenue, depuis 1985, suivre
les séminaires que dirige Jean Malaurie en compagnie d'autres scientifiques
venant des horizons les plus divers : médecine, droit, philosophie,
préhistoire, archéologie, géographie ? Car, selon le
vu de Jean Malaurie, le Centre est essentiellement interdisciplinaire,
il multiplie les regards croisés. L'enseignement centré sur
l'anthropogéographie a donné une impulsion imprévue
à mes propres recherches.
Dans la lignée de Buffon, Maeterlinck, Darwin, Goethe, cet enseignement
étudie les relations que noue une société, un peuple,
avec l'univers qui l'entoure et les modalités à travers lesquelles
il les exprime. Par exemple, au travers de ce personnage complexe qu'est
le chaman, dont nous sommes loin d'avoir épuisé les implications
philosophiques et religieuses.
Il est toujours convenu dans le milieu africaniste que les phénomènes
propres au chamanisme, notamment le " voyage de l'âme "
du chaman à travers les différentes strates de l'univers,
appartiennent aux sociétés de chasseurs amérindiens
ou du grand Nord. En Afrique noire et dans les sociétés
influencées par la culture africaine (Brésil, Haïti),
affirme-t-on, ne sont rencontrés que des phénomènes
de transe ou possession de la personne par un esprit (de défunt,
de brousse). Or, me référant aux observations données
au Centre sur le chamanisme, il m'est apparu que le Voyant tamberma
aux sens exacerbés est en tous points comparable au chaman.
Seule différence : il garde l'anonymat. Il n'est connu que
par la rumeur.
Il joue un rôle essentiel dans la vie rituelle des Tamberma
puisque c'est grâce à lui que sont " découverts
" dans la brousse les forces qui interviennent dans les initiations
(sous forme de corne, de pierre, de serpent invisibles), avec lesquelles
les humains contractent une alliance, pour eux vitale. Le Voyant se
caractérise par un pouvoir hors du commun : quitter son corps
pendant le sommeil pour " s'élever jusqu'au firmament
", découvrant d'autres cieux et terres, sur lesquels il
informe à son retour les humains ordinaires. C'est pourquoi
on l'appelle " puissant ". Il ne sera publiquement identifié
qu'après sa mort lorsque, au cours des initiations féminines,
sera invoqué son nom dans la nuit. Bien que, j'en suis persuadée,
ce type de voyance existe dans d'autres sociétés africaines,
je n'ai pas jusqu'ici rencontré de description similaire dans
la littérature ethnologique africaine ¹.
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Dominique Sewane devant sa case. Warengo, pays tamberma,
Togo. Février 1980. © Dominique Sewane |
Les perceptions extra sensorielles du Voyant tamberma et du chaman sibérien
ou inuit mettent en évidence une acuité des sens que nous
avons perdue : " Il semble que du savoir flotte en permanence autour
de nous, mais la satisfaction de nos cinq sens émoussés nous
en éloigne au fur et à mesure de notre évolution, ou
plutôt de notre involution ²" a fait remarquer au
cours d'une brillante intervention au Centre l'éminent neurochirurgien
Marc Tadié.
Le second enseignement, fondamental, que j'ai reçu du Centre, concerne
la rigueur avec laquelle doit être appréhendée toute
observation de l'Autre, si l'on espère atteindre une partie, et une
partie seulement, de sa " vérité ". En ce sens,
le séminaire 2000-2001 ³centré sur la difficile
et aléatoire quête de la vérité - d'un délit
avec le procureur Richard Bouazis et le commissaire Delarue ou d'un vestige
de la préhistoire avec l'archéologue Chantal Jègues-Wolkiewicz
- souligne que le résultat d'une recherche concernant l'humain ne
peut prétendre d'emblée à l'universalité, qu'il
nécessite l'intervention de spécialistes de l'histoire, de
la géographie
mais aussi des arts : musique, peinture, statuaire,
photographie. Avec la participation de professionnels de l'image et d'ethnologues
tels que Edmond Bernus, Henri Bancaud, Anne Marie Bidaud - moi-même
- son séminaire sur l'ethnophotographie s'est interrogé pendant
deux ans, non seulement sur la preuve, ou le témoignage véridique,
que constituent une photographie ou des images filmiques, mais aussi sur
l'action militante qu'elles peuvent jouer dans l'entreprise de déculturation
d'un peuple induite par un choc culturel violent. A cet égard, la
série Inuit de Jean Malaurie (neuf films chez les Inuit du nord du
Groenland et du Canada) sont exemplaires.
Essayer d'atteindre au plus près le sens des mots ou métaphores
utilisés par une société pour faire allusion à
une expérience rare, de type religieux : uvre de longue haleine
qui appelle à l'humilité, la constante révision de
ses notes, une observation renouvelée des faits, rappelle Jean Malaurie.
C'est cela que j'ai essayé de mettre en pratique à chacune
de mes missions chez les Tamberma, prenant conscience de l'importance du
détail, par conséquent du soin et de la précision apportée
au carnet de terrain, point d'appui d'une réflexion ultérieure
et garde-fou contre les extrapolations auxquelles se laissent trop souvent
entraîner un ethnologue.

Dominique Sewane pendant l'une de ses missions à
Warengo, pays tamberma (Togo). Mai 1981. © Dominique Sewane |
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Cette approche tranche avec un esprit de système,
né dans les années soixante, qui s'impose au sein de
l'Université et des organismes de recherche. Ne voulant reconnaître
comme fiable qu'une science à sens unique, prioritairement
théoricienne, il éradique par la raillerie ou la calomnie
des auteurs ou chercheurs situés en dehors de la ligne : Gaston
Bachelard, Roger Bastide, Philippe Ariès
et pour finir,
étouffe tout esprit créatif, induisant l'asservissement
de la pensée. Exemples les plus récents : structuralisme,
marxisme, voire freudisme, à présent déconstructionnisme
: ainsi vont systèmes et théories. Un ethnologue s'intéressant
au fait religieux, unique témoin de scènes rituelles
dont, jusqu'ici, il n'a trouvé l'équivalent dans une
autre société connue - je pense ici à mes propres
recherches sur le rituel féminin des Tamberma - peut-il encore
montrer l'assurance de ses aînés, prompts à construire
des modèles théoriques à partir de faits partiellement
observés, recueillis au cours de quelques mois ou années
de terrain ? Le Centre m'a appris l'humilité du chercheur et,
avant d'avancer une hypothèse, l'observation renouvelée,
sans relâche des faits, tout en proposant ses interprétations
à la libre discussion de spécialistes. |
A une époque où la distance entre le chercheur et l'Autre
tend à s'amplifier, où, pour l'étudier, des normes
sont imposées par de véritables " réseaux "
qui tiennent en main postes universitaires et de recherche, le Centre d'Études
Arctiques apparaît comme une aire de liberté : toute réflexion
originale est non seulement admise mais encouragée. Pour un jeune
chercheur, l'esprit créatif doublé de réelle rigueur
scientifique qu'encourage le Centre, est un stimulant inestimable, et sans
doute unique, dans le milieu des Sciences Humaines.
Dominique Sewane
A voir > Bibliographie de Dominique
Sewane
¹ Le Voyant tamberma est longuement décrit
dans un ouvrage qui paraîtra prochainement (octobre 2003) dans la
collection Terre Humaine, Plon, fondée et dirigée par Jean
Malaurie : " Le souffle du mort - les Batãmmariba (Togo-Bénin)
".
² " Perceptions extrasensorielles
des populations primitives " in De la Vérité en ethnologie
" Séminaire 2000-2001 de Jean Malaurie à l'École
des Hautes Études en Sciences Sociales, éditions Economica,
collection Polaires, Paris, 2002.
³ De la vérité en ethnologie
op. cit.
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