J'ai rencontré le Professeur Jean
Malaurie, dans les locaux du Centre d'Études Arctiques, peu
avant un second voyage au Canada en 1972, voici donc juste trente
ans. J'étais alors titulaire d'une maîtrise spécialisée
d'ethnologie obtenue à l'Université René Descartes
(Sorbonne-Paris 5) sous la direction du Professeur Jean Guiart. C'est
lui, je crois bien, qui me conseilla d'aller voir le Professeur Malaurie
; il pourrait, pensait-il, me guider dans les recherches que j'avais
entreprises chez les Indiens Ojibwé de la région des
Grands Lacs, au Canada.
J'ai rencontré le Professeur Jean Malaurie, dans les locaux
du Centre d'Études Arctiques, peu avant un second voyage au
Canada en 1972, voici donc juste trente ans.
|
Le chef James Mason. Réserve Ojibwé
de Langeen, Ontario (à droite) en compagnie du célèbre
leader politique et écrivain cri Harold Cardinal (à
gauche). Photo © Eric Navet |
Fidèle à l'esprit de l'École des Hautes Études,
Jean Malaurie, dont la personne est indissolublement liée au
Centre d'Études Arctiques, y a développé une
ambiance propice au jaillissement des idées, aux initiatives
novatrices, dynamisée, avec quelles compétences, par
une équipe de secrétaires qui n'ont jamais limité
leur implication au fastidieux mais nécessaire travail administratif.
Madame Huguette Joffre, Elizabeth, Sylvie, Arlette, sans oublier Marie-France
exilée plus tôt, ont nomadisé avec le "Centre"
- entre nous, on disait le "Centre" - de la rue de Tournon
à la rue Amélie.
Au cur du Quartier Latin, d'abord, là où j'ai
fait toutes mes études et où soufflait encore l'air
de Mai 68, dans un cadre aristocratique et champêtre, 6 rue
de Tournon, dans un hôtel particulier du ????????? siècle,
s'est pressée une foule bigarrée, une tribu provenant
de tous les horizons géographiques et culturels, venant,
partant, revenant, chacun, chacune, apportant son expérience,
des points de vue, des approches originales, souvent nouvelles.
Nous avons ainsi vu défiler des chasseurs, des trappeurs,
des spécialistes du phoque et de la culture des cucurbitacées,
des kayakistes, des photographes et tant d'autres. Jean Malaurie,
en maïeute, a su déceler chez les un(e)s et les autres,
les qualités cachées, au delà des personnalités
complexes, des timidités, sollicitant toujours plus des jeunes
et des moins jeunes venus à lui.
|
Petite fille, Réserve Ojibwé
de Langeen, Ontario. Photo © Eric Navet |
Très tôt, dès 1973, Jean Malaurie m'a fait
confiance en me chargeant des "affaires indiennes" - si
je puis dire - au "Centre" ; à ce titre j'eus l'honneur
d'être associé à la tenue du symposium qu'il
animait ("Avenir des populations esquimaudes et indiennes")
au 42ème Congrès des Américanistes, à
Paris en 1982. Je fus aussi deux ou trois ans chargé de cours,
ma réflexion constamment enrichie par les cours vivifiants
du Professeur Malaurie, et alimentée par les nombreuses missions
qu'il me permit d'effectuer sur le terrain, au Canada principalement,
chez les Indiens Ojibwé, Cri, Blackfoot, Innu, Carrier et
autres Déné, mais aussi aux Etats-Unis, chez les Sioux,
les Cherokee et les Wampanoag.
L'aboutissement normal de ce cheminement intellectuel autant que
sentimental, devait être la thèse d'Etat - fatalement,
un grand souvenir - que j'ai soutenue au Centre d'Études
Arctiques en 1989 sous la direction du Professeur Jean Malaurie.
Avant l'exil strasbourgeois - en 1985 - j'ai eu aussi la chance
de lire en avant-première quelques-uns des ouvrages de la
collection Terre Humaine, une autre brillante création de
Jean Malaurie, aux éditions Plon où je fus donc lecteur.
J'ai tenté, moi aussi, de suivre le chemin qui mène
"de la pierre à l'homme", car je suis convaincu,
comme l'auteur d'Hummocks, qu'on ne peut connaître les êtres
humains si l'on ignore les sentiers qu'ils foulent, les paysages
qui les entourent et qui marquent autant leur imaginaire qu'ils
déterminent leur vie quotidienne. Les amérindiens
disent : "Ne critique pas ton voisin avant d'avoir marché
vingt miles dans ses mocassins".
-> Autres témoignages
de fidèles du Centre d'Études Arctiques |
|
Suite :
Les Peuples traditionnels sont des rêveurs certes, mais ce sont
aussi, nécessairement, des gens pragmatiques ; le milieu, toujours
exigeant - plus particulièrement sans doute dans les régions
arctiques et subarctiques - n'est jamais hostile pour qui fait l'effort
de s'y fondre pour le mieux connaître, intimement, sensuellement.
Toute anthropologie doit donc être avant tout une écologie
humaine.
En constatant et en écrivant que les êtres humains constitués
en sociétés sont soumis aux mêmes lois que les
autres systèmes vivants, en montrant - en géologue,
sa formation première - qu'il y a une vie dans la roche, dans
la glace constamment soumises à des phénomènes
de fragmentation, de délitement, de composition-décomposition,
mues par de profondes forces telluriques, Jean Malaurie rejoint la
pensée "primitive" qui fonde sur ce constat une philosophie
de la vie- non de la survie comme on le pense couramment - respectueuse
des êtres, humains et non-humains, visibles et invisibles.
Pour comprendre, scientifiquement, les êtres humains et les
sociétés qu'ils constituent, il est donc nécessaire
de faire appel, non seulement aux sciences dites "de l'homme"
mais aussi aux sciences naturelles. Je n'oublie pas que le Centre
d'Études Arctiques est, dans les principes qui l'ont fondé
en 1957, ouvert aux géographies physiques comme aux géographies
humaines. Il n'y a pas si longtemps qu'en Occident, on a fait de
la nature et de la culture, des champs distincts selon une fragmentation
qui est aussi amputation du savoir.
|
|
|
Pow Wow, Jeune danseur, 1979.
|
|
Pow Wow, Réserve Ojibwé de Langeen,
Ontario. Photos © Eric Navet |
Jean Malaurie, géomorphologue et anthropologue, est donc
aussi, et en toute certitude, un précurseur en matière
d'interdisciplinarité, et des spécialistes, toujours
brillants, venus de nombreux horizons : géographes, ethnologues,
éthologues, psychologues, philosophes, etc., invités
à s'exprimer au Centre d'Études Arctiques, ont apporté
leur contribution précieuse à l'élaboration
de nos connaissances sur les Peuples du Nord et les sociétés
traditionnelles en général.
Le "Centre", haut lieu de la pensée scientifique,
devait être aussi, avant tout peut-être, un lieu de
rêve, car sans rêve il n'est pas de quête réelle
; il n'est pas de curiosité, par d'ouverture aux choses et
aux gens, pas d'amour sans doute.
"Heureux qui, comme Ulysse
", combien de voyages,
d'expéditions dans les "étendues sauvages",
le wilderness des anglo-saxons, boisées ou glacées,
ont été rêvés, conçus et préparés
au Centre d'Études Arctiques et, prolongements naturels de
la convivialité, dans les cafés alentour !
S'il est un sentiment qui domine lorsque je pense aux années
passées - parfois loin géographiquement mais jamais
divorcé d'avec le "Centre" - c'est bien la nostalgie,
la précieuse fleur de nostalgie. De la tristesse aussi puisque
certains de ceux, de celles qui ont composé ce "paysage"
où les brumes du Nord et les soleils de minuit voguaient
sur le pavé parisien, ont disparu, et je pense plus particulièrement
à Elizabeth Cardin, " Babette " dont j'étais
l'ami et à laquelle je dédie, en même temps
que j'y exprime une reconnaissance sincère envers le Professeur
Jean Malaurie, ces quelques lignes.
|
Danseuse (Miss) Yarcee Indian Days, Albuta.
Photo © Eric Navet |
Après quelques années où mon éloignement
- je suis aujourd'hui professeur d'ethnologie à l'Université
de Strasbourg - a quelque peu desserré les liens, j'ai renoué
récemment en 2002 avec le "Centre" pour y constater,
avec bonheur, que s'il y a de nouvelles têtes et s'il faudra
un peu de temps pour rentrer dans le groupe, l'atmosphère
est toujours là, stimulante et conviviale, avec la même
curiosité, le même amour - pourquoi ne pas oser le
mot, même si nous revendiquons la science -, portés
par Jean Malaurie, envers les êtres humains, et le même
souci de se mettre à l'écoute des petits peuples des
immensités.
|