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LE CENTRE D'ÉTUDES ARCTIQUES

Témoignages de fidèles du Centre d'Études Arctiques

Le réveil du nomade


Par Jean-Michel Huctin

Il y a trois ans, j'ai été invité par le professeur Jean Malaurie à participer à ses séminaires de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Pourtant je n'étais ni étudiant ni chercheur. C'est l'itinéraire original qui m'a amené à rencontrer Jean Malaurie et à découvrir le Centre d'Études Arctiques que je me propose maintenant de raconter.

Tout a commencé pour moi, il y a sept ans, par une improbable rencontre. À la terrasse d'un café d'une petite ville de Normandie où je faisais escale pour quelques heures, je relisais Les Derniers Rois de Thulé afin de "préparer" mon premier séjour au Groenland. Soudain, en relevant la tête, j'aperçus un Inuit, puis deux, puis dix, vingt même. Incroyable !

C'était comme si les personnages sortaient de mon livre pour marcher devant moi... Pourtant, je ne rêvais pas : je venais de rencontrer une colonie groenlandaise en vacances en France ! Les enfants d'Uummannaq, une petite île au milieu de la côte ouest du Groenland, et leurs accompagnateurs allaient bientôt devenir mes nouveaux amis.
Quelques jours plus tard, j'étais leur guide à Paris et un soir, au Jardin des Tuileries, nous rencontrions pour la première fois Jean Malaurie. Tikilluaritsi !, commença-t-il pour souhaiter la "bienvenue à tous". Étonnés d'entendre leur langue, les enfants inuit se demandèrent alors si c'était le président de la France qui leur parlait…

Jean Malaurie se trouva même une connaissance commune avec l'une des accompagnatrices inuit : l'arrière-grand-père de celle-ci, le catéchiste Enok Kristiansen (compagnon de jeunesse du grand ethnologue dano-groenlandais Knud Rasmussen), avait été son voisin dans le petit village de Siorapaluk lors de son séjour en 1950 parmi les Esquimaux polaires.
Le monde était vraiment petit en ce soir un peu magique pour moi : le jeune professeur de français, d'histoire-géographie et le futur touriste au Groenland que j'étais se retrouvait de manière inespérée à Paris avec 20 Inuit et le grand esquimologue Jean Malaurie ! Je me souviens très bien des quelques mots qu'il m'adressa alors : "apprenez 10 mots par jour et restez dans un village !"
 
Jean Malaurie avec mon ami Thomas Eriksen, un jeune Groenlandais d'Uummannaq au Festival du Livre du Mans en 2002
© Jean-Michel Huctin

Quatre ans avec les Inuit du Groenland

Après un premier séjour à Uummannaq, sur l'île de mes nouveaux amis inuit, je revins à Paris avec une seule pensée, une seule envie : repartir là-bas pour les rejoindre, cette fois pour longtemps. Irrésistible appel du Nord qui, depuis, ne m'a jamais quitté.

Je restai quatre ans à Uummannaq et j'appris le kalaallisut, la langue autochtone des Groenlandais de l'ouest, qui fut mon meilleur passeport pour voyager dans la culture inuit. Quel fut l'étonnement en effet, pour ceux qui m'ouvraient la porte du Grand Nord, de constater qu'un étranger puisse vraiment parler leur langue si difficile alors que l'immense majorité des Danois, installés ici depuis longtemps, n'avaient jamais fait l'effort de l'apprendre.
 
Jean-Michel Huctin avec Nukaaraq adolescente inuit du foyer d'Uummannaq et héroïne de nos films documentaires
© Jean-Michel Huctin

J'appris aussi avec eux à diriger mon propre traîneau à chiens sur une glace pas trop fragile ; à approcher silencieusement le phoque qui se dore au soleil sur la banquise ; à apprécier le mattak, la peau crue de narval, que je dégustais souvent à leurs côtés. Ils étaient donc mes professeurs et ils n'avaient pas, avec moi, ce vieux complexe d'infériorité du colonisé qui resurgit parfois dans les rencontres avec les Occidentaux venant dans leur pays occuper des postes de responsabilité.

Loin de voir le Groenland comme certains Danois qui pestent souvent contre l'inefficacité supposée des Inuit, j'étais fasciné de voir comment les 55 000 habitants de la plus grande île du monde étaient capables de gérer leur immense territoire et de s'adapter à la modernité. Autonomes politiquement depuis plus de 20 ans bien qu'étant membres du royaume danois, il leur fallait bien sûr encore - et il leur faut toujours ! - surmonter ce qui est peut-être leurs deux plus grandes faiblesses : la dépendance économique vis-à-vis de l'ancienne métropole colonisatrice (les subventions danoises représentent la moitié du budget national) et l'incapacité à former durablement une main d'œuvre qualifiée locale. Mais il me semblait véritablement absurde de penser qu'ils puissent - eux qui étaient passés en moins d'un siècle de l'âge de l'os à l'ère de la carte bancaire - résoudre rapidement et sans aide aucune tous les problèmes issus de ces bouleversements sociaux dans le cadre actuel du monde capitaliste.

Je comprenais mes amis inuit et ils le sentaient. Ils me donnèrent bien plus que je n'aurais imaginé et je fus considéré, non pas comme un des leurs (ils n'oublient jamais qui vous êtes, le "qallunaaq", ce Blanc qui ne sera jamais tout à fait dans son élément), mais comme une sorte de "métis" par adoption : Franskeq affaq, Kalaaleq affaq, "moitié Français, moitié Groenlandais". Preuve de cette reconnaissance et de cette amitié, le directeur du musée d'Uummannaq me demanda un jour de réécrire les textes trop sommaires de toutes les expositions. Du coup, ce petit musée est devenu le premier et le seul musée du Groenland à être aussi entièrement traduit en français... Enfin, j'aurais sans doute aussi fondé une famille avec ma compagne groenlandaise de l'époque si j'avais pu vraiment partager ma culture avec elle comme elle m'avait fait généreusement partager la sienne.


Aider les enfants inuit maltraités

Tous les ans au début du printemps, je participais (et je participe toujours), en tant qu'assistant éducateur de jeunes Inuit (ceux rencontrés en France), aux plus longues expéditions en traîneaux à chiens jamais organisées pour des enfants : plus de deux mois, environ 2000 km, une vingtaine de traîneaux et près de 300 chiens… Pour aider ces jeunes adolescents à surmonter les traumatismes de leur enfance maltraitée, le foyer d'Uummannaq, où ils vivent, a créé une thérapie unique, mêlant chasseurs et éducateurs et s'appuyant sur la culture inuit traditionnelle dans l'environnement arctique. C'est donc un défi pour ces jeunes Inuit modernes d'abandonner leurs "play-stations" afin d'aller parcourir de longues distances sur leurs propres traîneaux, d'apprendre à vivre dans la nature par -30°C, de chasser le phoque et de pêcher au trou le flétan ou le requin.
 
La caravane de traîneaux de notre expédition annuelle avec les enfants Inuit
© Jean-Michel Huctin

En découvrant un peu de la culture de leurs fiers ancêtres, ils retrouvent la joie de vivre et commencent à se reconstruire. Cette thérapie de la banquise, qui cherche à imaginer un meilleur équilibre entre tradition et modernité dans la quête identitaire de ces futurs adultes, est donc une revalorisation culturelle en même temps qu'une revalorisation psychologique.

Au Groenland, la maltraitance des enfants est l'une des conséquences du passage brutal entre le mode de vie traditionnel esquimau et la société moderne qui a bouleversé l'ancien équilibre social et dissout les liens communautaires. Si la majorité de la population groenlandaise s'est bien adaptée à cette société moderne qui a apporté le confort de maisons chauffées et la sécurité alimentaire de petits supermarchés toujours achalandés, il reste une minorité qui n'a pas réussi à trouver sa place et a sombré dans l'alcoolisme. Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que certaines familles ne soient pas capables d'élever correctement leurs enfants ou, pire, leur fassent subir les violences les plus graves (meurtre de l'un des parents, tentative de suicide, abus sexuels, etc.). Aujourd'hui, la société groenlandaise, toujours profondément marquée par la présence danoise, tente de retrouver sa cohésion et son identité.
Elle se doit bien sûr, comme l'affirme souvent Jean Malaurie avec la hauteur de vue qui lui est habituelle, de connaître l'héritage de ses grand Anciens tout en regardant aussi résolument vers l'avenir. Comment ne pas comprendre en effet que, depuis longtemps, la page est définitivement tournée, quand on apprend que le dernier (ou l'un des derniers ?) chamane traditionnel du pays a récemment mis fin à ses jours ?

Les dirigeants du foyer d'enfants d'Uummannaq m'encouragèrent à témoigner sur leur expérience éducative en traîneaux à chiens. Ils étaient fiers de leur culture comme de leur travail et je devais donc ni les décevoir ni les trahir. Plusieurs documentaires pour la télévision furent réalisés grâce à leur généreuse participation, ainsi qu'un site Internet, des reportages photos et des projets pédagogiques avec plusieurs écoles françaises. Après avoir été profondément initié à la culture inuit, je partageais enfin ma connaissance avec les autres.


D'une passion à l'autre

Lors de mes brefs séjours en France, je ne manquais jamais d'assister aux séminaires du professeur Jean Malaurie à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. C'était l'opportunité rêvée - pour moi qui était resté sur le "terrain" plusieurs années - de me plonger à nouveau dans ce monde de la recherche que j'avais quitté il y a longtemps (j'avais entrepris il y a dix ans une thèse de sociologie politique que je n'ai, à mon grand regret, pu terminer). Cependant, je croyais à tort venir écouter le long monologue d'un grand professeur qui enseignerait les conclusions de plusieurs dizaines d'années d'études consacrées aux Inuit et j'ai découvert en fait un stimulant atelier de réflexion.
 
Maassannguaq 14 ans participant sur son traîneau aux expéditions d'enfants du foyer d'Uummannaq
© Jean-Michel Huctin

Dans une atmosphère à la fois sérieuse et détendue (je pense bien sûr aussi au thé qui suivait toujours le séminaire), les points de vue des intervenants et des participants, d'horizons si différents (géographique, universitaire, professionnel, etc.), se confrontaient dans un dialogue presque permanent. Jean Malaurie venait sans cesse faire la synthèse nécessaire, provoquer des questions, soumettre ses résultats, exiger des précisions ou rebondir avec la passion de celui qui avait vécu dans l'iglou.

Je me souviens d'une surprenante "confession" (ou plutôt une provocation) dans laquelle Jean Malaurie - lui qui avait effectué 32 missions scientifiques dans l'Arctique - prétendait ne pas vraiment connaître les Inuit : on a déjà du mal à bien connaître ses proches, alors commençons par se connaître soi-même, disait-il en substance. Il voulait ainsi nous inciter à réfléchir sur les limites de la connaissance de l'autre, déformé par notre propre regard (qu'il soit écrit ou photographique), et susciter la recherche d'une plus grande lucidité sur nous-mêmes.


Si j'y témoignai de mon engagement aux côtés des enfants groenlandais maltraités, j'étais d'abord à ces séminaires un observateur attentif à ces "regards croisés" qui sont, selon Jean Malaurie, indispensables à une meilleure connaissance de l'autre, à "l'approche d'une esquisse de vérité". Je découvrais alors la démarche "interdisciplinaire et globalisante" qui anime le Centre d'Études Arctiques, tout en apprenant à mieux connaître l'esprit libre et la pensée originale de son directeur, dont les récits m'avaient accompagné au cours des expéditions en traîneaux à chiens (mon exemplaire d'Hummocks est définitivement tâché du sang d'un phoque que nous avions attrapé au filet sous la banquise).

C'est là, à un de ces séminaires du Centre d'Études Arctiques, que je fis une autre rencontre, déterminante puisqu'elle me fit cette fois rentrer définitivement du Groenland en France. Après la passion folle qui m'avait conduit là-bas, c'était l'amour d'une étudiante en anthropologie qui me ramenait chez moi.
 
Maassannguaq avec son ordinateur - le Groenland est l'un des pays où le taux d'équipement informatique proportionnellement à la population est le plus élevé
© Jean-Michel Huctin


Pour peu de temps car mon apprentie anthropologue, spécialisée dans le chamanisme traditionnel, me transmit son attachement pour les Amérindiens et je repartais presque aussitôt avec elle sur son terrain d'étude dans le Nord-Ouest américain. Notre première rencontre dans le Montana, celui chez qui nous allions vivre, que nous ne connaissions pas et qui allait nous ouvrir les portes de la Réserve, était un vieil Indien traditionaliste descendant d'une grande famille de… Medicine Men !

S'il m'est difficile de donner un sens autre que celui de coïncidence à toutes ces rencontres improbables, il est certain qu'elles ont en partie orienté ma vie. Désormais, je la partage entre mes proches en France, mes amis inuit du Groenland et l'Amérique indienne. "Il est urgent de réveiller le nomade que chacun porte en soi", affirmait Jean Malaurie dans Ultima Thulé, pour exalter une connaissance de l'autre véritablement vécue. Le nomade qui est en moi ne pourra plus jamais se rendormir.

Jean-Michel Huctin

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