A qui appartient l'Antarctique ?
Anne Choquet
Docteur en Droit, spécialisée en droit de l'Antarctique
et des îles subantarctiques
Anne.choquet@univ-brest.fr
Photos: © Ricardo Roura

© Ricardo
Roura |
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Foyer de multiples activités scientifiques, l'Antarctique
est également une destination touristique de plus
en plus recherchée (voir
notre dossier). La région offre l'impression
d'être un espace de liberté. Pourtant, on
ne peut oublier l'image d'un continent symbolisé
sous la forme d'un camembert afin d'illustrer les prétentions
territoriales des Etats. On ne peut pas plus négliger
le cadre réglementaire particulièrement
contraignant que donne la France aux activités
entreprises en Antarctique. Dans la mesure où les
relations interétatiques entre Etats sont particulièrement
complexes, il est intéressant de s'intéresser
au statut juridique de l'Antarctique. Puisqu'il est question
d'appropriation de territoires, il importe de rappeler
comment les Etats ont établi un " gel "
des prétentions territoriales en Antarctique (I)
et d'en identifier les conséquences lorsque la
France cherche à réglementer les activités
en Antarctique (II). |
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I - Vers le " gel " des prétentions
territoriales |
Puisque de la découverte de la région découlent
des conséquences juridiques contemporaines, nous allons
adopter une approche historique. Alors que sept Etats se sont
appropriés des secteurs de l'Antarctique (A), une coopération
scientifique a conduit à une coopération juridique
(B) consacrée par le Traité sur l'Antarctique
(C).
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A) L'appropriation de l'Antarctique |
L'acquisition
de " territoires sans maître " a été
l'objectif de nombreuses expéditions maritimes vers des
contrées lointaines. Depuis longtemps considéré
comme vital à l'équilibre de la Terre, l'Antarctique
a fait l'objet de convoitises. Il a été officiellement
découvert au XIXe siècle. Parmi les protagonistes
de la paternité de cet évènement, on note
l'Anglais Edward Bransfield (en janvier 1820), le Russe Thaddeus
von Bellingshausen (en février 1820) et l'Américain
Nathaniel Palmer (en novembre 1820) (voir
notre dossier : de la découverte à l'exploration
de l'Antarctique).
Au XXe siècle, les Etats ne renoncent pas à leur
désir de s'approprier de nouveaux espaces. Alors même
qu'il se situe à des milliers de kilomètres des
territoires les plus proches, le continent austral n'est pas
exclu de cette histoire commune. Sept Etats voient dans sa découverte
un moyen d'affirmer leur souveraineté loin de leur métropole.
Il s'agit du Royaume-Uni (entre 1908 et 1930), de la Nouvelle-Zélande
(1923), de la France (1924), de l'Australie (1933), de la Norvège
et de l'Argentine (1939) et du Chili (1940). Ils ont fondé
leurs prétentions territoriales sur un faisceau d'arguments
tels que la découverte, la proximité géographique
et l'accomplissement d'actes de souveraineté (voir
les articles d'époque).
L'affirmation de droits de souveraineté sur une partie
du continent austral n'a pas été sans conséquence.
Acceptées par certains Etats qui ont des prétentions
territoriales, les revendications n'ont pas été
reconnues ni par les Etats-Unis ni par l'Union soviétique,
à l'époque. De plus, elles ont donné lieu
à des contestations entre Etats revendiquants en raison
du chevauchement des prétentions territoriales du Royaume-Uni,
de l'Argentine et du Chili. Enfin, on note que la Terre Marie
Byrd n'a pas été revendiquée (entre le
90°W et les 150°W) pas plus que l'Hinterland au-delà
de la réclamation de la Norvège.
La situation ne pouvait qu'être source de conflits d'autant
plus que la fin des années quarante et les années
cinquante sont des années particulièrement tendues.
Les rivalités et les suspicions mutuelles entre les Etats-Unis
et l'Union soviétique tendent à se développer
dans n'importe quelle région du monde où les deux
puissances sont présentes. Néanmoins, la valeur
scientifique de l'Antarctique a permis aux Etats de coopérer.

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B) D'une coopération scientifique à
une coopération juridique
La région australe est avant tout un laboratoire
unique pour les scientifiques. Ceux-ci ont désiré
voir l'Antarctique réservé à des
fins pacifiques et à la coopération internationale.
Leur initiative s'est traduite par la troisième
Année Géophysique Internationale (1957-1958).
Un des principaux objectifs de cette coopération
scientifique sans précédent est l'étude
de l'Antarctique. Douze Etats font des propositions pour
établir des bases scientifiques ou des entrepôts
soit sur le continent, soit sur les îles avoisinantes. |
Dès la phase d'organisation de l'Année Géophysique
Internationale, il a été admis que l'insuffisance
des connaissances sur l'Antarctique et les caractéristiques
du milieu faisaient qu'il était impératif de tout
mettre en uvre pour garantir, sur place, une collaboration
scientifique ainsi que la libre circulation des informations
entre chercheurs. Le personnel et les données scientifiques
vont ainsi circuler sans restriction dans le cadre de programmes
scientifiques.
Grâce aux études scientifiques menées conjointement,
les Etats prennent conscience de l'avantage d'exclure le continent
austral de leurs querelles. Il paraît alors concevable
que, grâce à la recherche scientifique, les Etats
puissent s'accorder sur un régime juridique relatif à
l'Antarctique.
Les Etats-Unis ont joué à cet égard un
rôle de premier plan. Tout en déployant une grande
activité sur le terrain, ils encouragent une réunion
sur l'Antarctique. Ils convient les gouvernements des 11 autres
Etats qui ont pris part à l'Année Géophysique
Internationale à participer à une conférence
qui devrait conduire à la rédaction d'un traité
" garantissant que les vastes étendues inhabitées
de l'Antarctique ne devaient être utilisées qu'à
des fins pacifiques ". Le président des Etats-Unis
propose que " l'Antarctique soit ouvert à toutes
les Nations qui conduisent là-bas des recherches scientifiques
ou d'autres activités pacifiques ".
Outre les sept Etats qui revendiquent une partie de l'Antarctique,
quatre autres Etats sont sollicités. Alors que l'Afrique
du Sud est conviée en raison de sa proximité géographique,
la Belgique, le Japon et l'U.R.S.S. ont activement participé
à l'Année Géophysique Internationale. La
sollicitation américaine est acceptée par tous.
Entamées le 15 octobre 1959, les discussions ont abouti,
le 1er décembre 1959, à la signature du Traité
sur l'Antarctique.
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C) Le Traité sur l'Antarctique |
Adopté par les 12 Etats qui ont participé à
la Conférence de Washington, le Traité sur l'Antarctique
est entré en vigueur le 23 juin 1961. Il fait de l'Antarctique
un continent réservé à la paix (1) et consacre
le " gel " des prétentions territoriales (2).

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1. Un continent réservé à la
paix
Les travaux de recherche scientifique engagés par
les Etats et la coopération entre ceux-ci ont montré,
qu'en dépit de leurs différences, des Etats
pouvaient travailler ensemble, dans leur intérêt
mutuel et dans l'intérêt de la paix et de
la coopération.
L'Antarctique est réservé aux seules activités
pacifiques. Le Traité sur l'Antarctique interdit
toute mesure de caractère militaire, toute explosion
nucléaire et l'élimination de déchets
radioactifs. La liberté de la recherche scientifique
est garantie alors que la coopération scientifique
internationale est encouragée.
Les années qui se sont écoulées ont
montré la force du Traité sur l'Antarctique.
Cet accord reste un instrument de référence
en matière de maintien de la paix. La coopération
interétatique est certainement fortement favorisée
par le " gel " des revendications territoriales
qu'il établit. |
2. Un " gel " des prétentions territoriales
Le Traité sur l'Antarctique permet aux Etats parties
de coopérer en vue d'atteindre les objectifs du
traité, malgré leurs divergences de position
à propos des revendications de souveraineté
territoriale. Pour éviter les conflits territoriaux
et permettre aux Etats de poursuivre leurs activités
scientifiques sans contrainte politique, les Etats ont
établi un régime ambivalent consacré
à l'article 4 du Traité sur l'Antarctique.
Le traité a " gelé " les prétentions
territoriales. Les Etats revendiquants voient l'existence
de leurs prétentions reconnue. Rien, ni dans le
traité ni durant la durée du traité,
ne pourra être interprété comme une
renonciation ou un abandon de leurs droits ou revendications.
Les Etats n'émettant pas d'affirmation de souveraineté
peuvent ignorer celles formulées par sept autres
Etats parties tandis que rien dans le Traité ou
durant la durée du Traité ne pourra servir
de base à une quelconque revendication. |
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Par ailleurs, ceux d'entre eux souhaitant conserver
leurs droits à faire valoir des bases de revendications
verront leurs droits conservés malgré l'écoulement
du temps.
Plus simplement, chaque Etat obtient donc satisfaction puisqu'il
peut interpréter comme il l'entend l'article 4 du Traité
sur l'Antarctique :
- Pour les Etats " non-possessionnés
", il fait de l'Antarctique une zone sur laquelle
aucune souveraineté n'est reconnue.
- Pour les Etats " possessionnés ",
cet article constitue une limitation librement consentie
à l'exercice de leur souveraineté. |
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Il importe donc de s'intéresser aux conséquences
du " gel " établi par l'article 4 du Traité
sur l'Antarctique en matière de réglementation
française.
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II- Les conséquences du " gel "
territorial en matière de réglementation
française |

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Avec l'Australie, l'Argentine, le Chili, la Norvège,
la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni, la France
forme le groupe des Etats dits " possessionnés
". Elle a émis des prétentions territoriales
à l'égard de la Terre Adélie (A).
Puisque le Traité sur l'Antarctique établit
un régime territorial particulier, il peut être
intéressant de voir comment, concrètement,
les réglementations françaises s'appliquent
en Antarctique. La loi de 2003 sur la protection de l'environnement
en Antarctique sera ici prise en exemple (B). |
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A) La Terre Adélie, un territoire revendiqué
par la France |
A différentes reprises, la France a mis en avant ses
prétentions territoriales en Antarctique. Le 21 janvier
1840, le Français Dumont d'Urville découvre puis
prend possession, au nom de la France, la Terre Adélie.
Un secteur triangulaire est adopté par décret
présidentiel du 27 mars 1924 qui réserve également
aux citoyens français des droits miniers, de chasse et
de pêche dans les territoires français antarctiques.
Les îles Saint-Paul et Amsterdam, les archipels Kerguelen
( voir
notre dossier sur le Frères Brossière à
qui la france avait promis des concessions )et Crozet et
la Terre Adélie sont érigés en districts,
administrativement attachés à la colonie de Madagascar
(art. 1er du décret du 21 novembre 1924, J.O.R.F. du
27 novembre 1924, p.10452). En 1938, la souveraineté
française est affirmée en Terre Adélie.
L'article 1er du décret du 6 avril 1938 rappelle que
" les îles et territoires situés au sud du
60ème degré parallèle de latitude Sud et
entre le 136è et le 142è degré méridien
de longitude est de Greenwich relèvent de la souveraineté
française ". Un district austral est constitué
par un arrêté du 20 décembre 1949. Composé
des territoires des îles Saint-Paul et Amsterdam, des
archipels des Kerguelen et Crozet et de la Terre Adélie,
il est rattaché à la province de Tamatave (arrêté
du 20 décembre 1949 créant un district austral
et complétant celui du 19 mars 1947 relatif à
l'organisation administrative du territoire de Madagascar et
Dépendances (archipel des Comores excepté)).
En 1955, ce district constituera un territoire séparé
avec une autonomie administrative et financière. Le Territoire
des Terres Australes et Antarctiques Françaises forme
un nouveau Territoire d'Outre-Mer (loi n°55-1052 du 6 août
1955 conférant l'autonomie administrative et financière
aux terres Australes et Antarctiques Françaises, J.O.R.F.
du 9 août 1955, p.7979).
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B) L'application de réglementations françaises
en Antarctique : l'exemple de la loi de 2003 sur la protection
de l'environnement en Antarctique |
Le Protocole au Traité sur l'Antarctique relatif
à la protection de l'environnement (Madrid, 1991)
fait de l'Antarctique une " réserve naturelle
consacrée à la paix et la science ".
Il consacre l'idée selon laquelle le développement
d'un régime de protection globale de l'environnement
en Antarctique et des écosystèmes dépendants
et associés est de l'intérêt de l'humanité
tout entière. Il consacre des règles environnementales
particulièrement strictes. Toute activité
doit ainsi faire l'objet d'une évaluation environnementale
préalable. De plus, les Etats parties sont soumis
à d'importantes obligations en matière de
gestion de la faune et de la flore de l'Antarctique et
en matière de zones protégées. |
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La mise en uvre du Protocole de Madrid dépend cependant
de l'adoption de mesures appropriées pour en garantir
le respect au plan national (art.13, §1 du protocole).
Les Etats parties au protocole adoptent ainsi des lois et règlements,
des actions administratives et des mesures d'exécution.
En raison du " gel " des prétentions territoriales
en Antarctique, il n'est donc pas surprenant de voir que, du
côté français, la loi n°2003-347 du
15 avril 2003 relative à la protection de l'environnement
en Antarctique envisage l'application des règles relatives
à la protection de l'environnement non seulement aux
auteurs d'activités en Terre Adélie mais également
aux ressortissants français auteurs d'activités
en dehors du secteur français. En effet, la France peut
réglementer les activités menées aussi
bien en Terre Adélie, au titre de sa compétence
territoriale (1), qu'en dehors, au titre de sa compétence
personnelle (2).
1. La compétence territoriale de la France en Terre
Adélie
Tout comme l'Australie exerce sa compétence territoriale
sur les secteurs qu'elle revendique, la France peut imposer
le respect de certaines règles en Terre Adélie,
non seulement aux ressortissants français, mais également
à toute personne auteur d'activités en Terre Adélie,
qu'elle soit ressortissante d'un Etat partie au Protocole de
Madrid ou non, ou d'un Etat partie au Traité sur l'Antarctique
ou non.
La loi de 2003 sur la protection de l'environnement en Antarctique
concerne ainsi les personnes, quelle que soit leur nationalité,
qui exercent quelque activité que ce soit dans le district
de Terre Adélie, ainsi que les navires et aéronefs
utilisés à cette fin. Les personnes qui, quelle
que soit leur nationalité, organisent à partir
du territoire français des activités dans une
partie quelconque de l'Antarctique ou y participent sont, enfin,
soumises à la loi française.
2. La compétence personnelle de la France en Antarctique
La loi s'impose aux " personnes physiques de nationalité
française et aux personnes morales constituées
conformément au droit français qui organisent
des activités dans les autres parties de l'Antarctique
ou y participent, ainsi qu'aux navires battant pavillon français
et les aéronefs immatriculés en France utilisés
à cette fin ". Les activités ainsi menées
le seront en dehors de la Terre Adélie.
La France agit, ici, au nom de sa compétence personnelle.
L'Etat a le droit de légiférer à l'égard
de ses nationaux en dehors de son territoire. Au nom de la compétence
personnelle de la France, la loi française peut, par
exemple, s'appliquer sur le secteur revendiqué par la
Nouvelle-Zélande. La France peut régir des conduites,
statuer sur des situations, prendre en considération
des faits et des événements qui n'ont pas pour
cadre exclusivement le territoire. Il n'y a ici pas de rattachement
territorial.
La loi de 2003 renvoie à un décret en Conseil
d'Etat la fixation des modalités d'application du régime
de déclaration préalable et d'autorisation. Il
déterminera, notamment, les autorités compétentes
pour la délivrance des autorisations, le contenu et les
modalités de mise en uvre de l'évaluation
préalable d'impact et la procédure applicable
aux déclarations et aux demandes d'autorisation. Le projet
de décret sera soumis prochainement au Conseil d'Etat
avant sa publication au Journal Officiel de la République
Française.
Un tours-opérateur français, ou toute autre personne,
qui organise des activités touristiques en Antarctique
est, en conséquence, obligé de respecter les règles
environnementales du Protocole de Madrid. L'organisation d'une
expédition touristique devra, entre autres, faire l'objet
d'une évaluation préalable d'impact sur l'environnement.
Une telle exigence permet aux Etats parties au traité
d'atténuer la volonté d'utiliser des navires battant
pavillon de complaisance ou des navires battant pavillon d'un
Etat non-partie au Protocole de Madrid. |
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