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A
TRAVERS LA BANQUISE OU PAR-DESSOUS
?
par Charles Rabot |
Pour vaincre l'obstacle formidable que la banquise polaire
oppose aux explorateurs ,et dont il a pu triompher ni
l'énergie d'un Nansen [ voir
notre dossier ], ni celle d'audacieux explorateurs
qui se sont lancés parés lui à travers
!e désert glacé, il semble désormais
prouvé que le seul moyen est d'avoir recours aux
procédés extraordinaires que mettent à
notre disposition les progrès de la science. Les
dernières expériences tentées en
ce genre ont donné d'importants résultats
et nous font assister à un épisode singulièrement
saisissant de ce duel gigantesque. Peut-être est-il
dès à maintenant permis d'espérer
qu'une phase nouvelle a commencé dans cette lutte
où a déjà été faite
une si prodigieuse dépense d'ingéniosité,
d'endurance et d'audace.
De
toutes les entreprises que fait naître l'esprit
d'aventure, aucune n'a suscité plus d'audace,
éveillé une plus âpre curiosité
que la conquête du Pôle. En effet c'est
par excellence la lutte dramatique que ses périls
même, rendent passionnante. L'obstacle à
vaincre est le plus formidable que la nature ai jamais
créé: une banquise large de 1100 kilomètres
en sa partie la plus étroite. Encore n'offre-t-elle
pas une surface plane et unie comme celle qui recouvre
en hiver les lacs de nos régions; elle est bossuée
de chaînes de monticules, découpée
de vallées et hérissée d'icebergs
hauts de plus de cent mètres qui surgissent comme
des montagnes au-dessus de collines. Telle serait une
terre accidentée où la glace remplacerait
le sol. Tout à coup sous le souffle impétueux
d'un ouragan, la nappe rigide s'agite en de violentes
convulsions. Soulevés par l'effort de l'eau sur
laquelle ils reposent, les blocs se heurtent avec une
force terrible, s"écrasent avec un fracas
effroyable, chevauchant les uns par-dessus les autres
et se précipitent en suite en avalanches irrésistibles;
soudain un déchirement strident se produit et
une nappe d'eau apparaît, que la gelée
solidifiera bientôt.
Au
cours des expéditions dans l'Océan Polaire,
combien de navires furent fracassés et coulés
par ces terribles collisions des glaces! Au XVIe siècle,
le Hollandais Barents, bloqué autour de la Nouvelle-Zemble,
est contraint à un hivernage et obligé
d'abandonner son navire dans l'étau glacé
qui le retient. En 1777 , sur la côte est du Grönland,
12 baleiniers sont brisés par la banquise et
plus de 300 hommes périssent de froid ou d'inanition.
En 1873, le Tegetthoff est immobilisé aux environs
de la terre François Joseph et, après
une détention de 21 mois, doit être abandonné,
rivé aux glaçons qui l'enserrent. Enfin,
en 1881, a lieu l'épouvantable drame de la Jeannette
[ voir
notre dossier ]. Le navire, captif pendant deux
ans, est défoncé par les glaces et sur
33 hommes que comptait l'expédition, 21 sont
engloutis dans l'Océan.
Le
drame de l'emprisonnement par les glaces n'a d'ordinaire
pour témoins que ses victimes. Toute fois
un phénomène de physique très
curieux le donne souvent en spectacle aux habitants
des régions tempérées. Très
fréquemment, en hiver, la mer demeure liquide
alors même que le thermomètre est au-dessous
de zéro; mais dès qu'elle brise, par
l'effet du choc elle se solidifie instantanément.
Une gerbe d'eau saute en l'air et il retombe une
pluie de glace. Malheur au navire surpris par une
tempête dans ces conditions ! les vagues qui
déferlent sur lui se congèlent immédiatement
et le recouvrent d'une couche de glace dont l'épaisseur
augmente à chaque lame, tant et si bien qu'en
quelques heures le navire est coulé par le
poids de cette surcharge. Pareille catastrophe faillit
arriver au transatlantique le " Germanic "
en 1899. L'énorme paquebot eut tout juste
le temps d'arriver à New-York et n'échappa
qu'à grande peine à l'étreinte
mortelle de la carapace de glace qui le recouvrait.
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UN
NAVIRE PRISONNIER DES GLACES. - LE GERMANIC EN RADE
DE NEW-YORK. |
UN RECORD DANS LE DÉSERT DE GLACE. - TRIPLE ASSAUT
TROIS FOIS REPOUSSÉ.
Pour s'ouvrir une brèche à travers cette
épaisse muraille, plus résistante que
les plus solides maçonneries, les explorateurs
ont dépensé des trésors de courage
et d'ingéniosité. Lançant leur
navire comme un bélier, aux prix d'efforts surhumains,
ils arrivaient à grande peine à gagner
quelques kilomètres, et puis finalement devaient
s'arrêter devant le rempart incompressible.
C'est alors que Nansen conçut cette idée
géniale de s'abandonner dans un solide navire
à la lente dérive du courant qui pousse
les glaces vers le Pôle. Utilisant pour l'accomplissement
de son dessein les forces de la nature, il arrive à
une très haute latitude, puis, dans un élan
d'héroïsme, avec un seul compagnon et quelques
chiens, il s'enfonce dans l'effrayant désert
glacé; alors que toutes les expéditions
n'avaient pu vivre que quelques semaines dans cette
solitude morte, il trouva le moyen d'y habiter quatorze
mois. Grâce à son endurance exceptionnelle,
l'audacieux norvégien remporte une victoire extraordinaire.
S'il n'atteint pas le but suprême, il a la gloire
de s'en être approché d'une façon
inespérée et d'avoir pris sur ses devanciers
une avance considérable.

Le "Fram"
pris dans les glaces |
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Ce
succès sans précédent enflamme
l'ardeur des combattants. Encore un effort aussi
puissant, la victoire; semble certaine. A Nansen
succède un prince du sang, marin consommé
et alpiniste audacieux, le duc des Abruzzes, petit-fils
de l'intrépide soldat que fut Victor-Emmanuel.
Le duc part pour la terre François- Joseph
; il dispose d'un solide baleinier, d'une meute
de 150 chiens et d'une troupe de vaillants guides
des Alpes, fidèles compagnons de ses périlleuses
escalades. Il parvient à la terre la plus
septentrionale de l'archipel, lorsque le navire
est à moitié éventré
dans un abordage avec un formidable glaçon.
Les explorateurs n'ont d'autre ressource que de
passer l'hiver sous de frêles tentes. Le duc
des Abruzzes s'expose, comme le plus humble matelot
et, en donnant l'exemple, il a une main gelée
pendant une tempête. Aussi, lorsqu'une fois
la longue nuit hivernale passée, les explorateurs
s'élancent vers le Pôle, doit-il demeurer
au camp et laisser à son second, le capitaine
Gagni, l'honneur de tenter l'assaut suprême. |
Le
11 mars 1900, Gagni se met en marche. La banquise n'est
qu'un hérissement fantastique de blocs; n'importe,
grâce à la force des meutes, on réussit
à avancer. On atteint la latitude à laquelle
Nansen a dû s'arrêter, on la dépasse,
et l'on continue à avancer . Le record du célèbre
Norvegien qui semblait ne pouvoir être dépassé,
est battu. On n'est plus qu'à 320 kilomètres
du Pôle. Encore un mois d'effort, et le but suprême
sera atteint. Hélas! les vivres font défaut,
la retraite est commandée par la disette. Elle
fut terrible. Le 23 juin seulement, Gagni rejoignait
le reste de l'expédition. Des 104 chiens qu'il
avait au départ, il en ramenait 7. Plût
au ciel qui n'eût pas eu d'autres pertes à
déplorer! Hélas! une escouade de trois
hommes s'était perdue dans les glaces et dans
les brumes, engloutie sans doute dans quelque crevasse.
Le Pôle avait fait trois nouvelles victimes.
A
peine le duc des Abruzzes est-il rentré en
Europe, que l'Américain Baldwin le remplace
à la terre François-Joseph. Mais,
cette fois, ce n'est plus la compacité de
la banquise qui arrête les voyageurs: elle
est au contraire toute disloquée, et sur
ce terrain mouvant il est impossible d'avancer.
Pendant
ce temps, dans une autre région, le Pôle
était assiégé non moins énergiquement.
Par le bras de mer qui sépare le Grönland
de l'archipel polaire américain, le Norvégien,
Sverdrup, le second de Nansen, et l'Américain
Peary [ voir
l'article de 1909 ]donnaient l'assaut aux banquises.
Quatre ans durant, sans jamais se laisser rebuter,
ils bataillèrent contre les glaces, l'un
avec l'invincible " Fram " de Nansen,
l'autre au moyen de traîneaux et, quatre années
durant, ils demeurèrent au milieu de cette
solitude effroyable , cherchant de tous côtés,
par d es froids de 50 degrés, le défaut
de la cuirasse glacée. Tant d'efforts héroïques
ont été vains, et le Pôle demeure
toujours inaccessible.
Aussi les explorateurs arctiques ont-ils songé
à employer les moyens extraordinaires que
le génie de l'industrie moderne a enfantés.
Andrée [ voir
notre dossier ]a le premier osé employer
le ballon, Cette folie héroïque a abouti
à une catastrophe et démontré
que, de longtemps encore, on ne pourra atteindre
au Pôle par-dessus la banquise; il ne reste
donc que deux moyens à tenter; passer à
travers la banquise ou passer par-dessous, c'est-à-dire,
soit employer le brise-glace, soit recourir au sous-marin.
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Le
projet de M. Baldwin
A yant réussi à atteindre la Terre
françois-Joseph, M. Baldwin fut arrété
par la disslocation de la banquise. L'explorateur
américain compte renouveler sa tentative,
en emportant, pour pouvoir donner de ses nouvelles,
de petits ballons auxquels seront suspendus des
bouées conteants des dépêches. |
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