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BÉLIER
D'UN NOUVEAU GENRE. - BROYEE PAR UNE FORCE IRRÉSISTIBLE
par Charles Rabot |
Le brise-glace est un navire capable de s'ouvrir de vive
force un passage à travers les banquises. Le type
en a été réalisé par l'amiral
russe Makarov. Le bâtiment construit par l'ingénieux
marin est un véritable bloc d'acier divisé
en compartiments étanches pour qu'il puisse continuer
à flotter si un choc ouvrait par hasard une voie
d'eau. C'est une suite de cellules toutes fermées
par des cloisons qui ne laissent pas filtrer la moindre
goutte d'eau.
Ce
qui distingue la conception de Makarov de celle de Nansen,
c'est que le navire russe, muni d'une machine extraordinairement
puissante, est un instrument offensif, tandis que le fameux
navire norvégien ne pouvait opposer à l'assaut
des glaces que la défense. Le " Fram "
pouvait recevoir sans dommage les coups les plus violents,
mais il ne pouvait en donner: c'était un bouclier.
Le navire de Makarov, lui, est une pièce d'artillerie,
une arme qui envoie des projectiles et qui est elle-même
protégée.
Ce
brise-glace a été baptisé "
l' Ermack", du nom de ce hardi Cosaque qui,
en conquérant la Sibérie, a ou vert
à la Russie les portes de l'Asie : nom symbolique
et bien choisi, car , lui aussi, par son invention,
Makarov a ouvert à l'empire des tzars un
nouveau domaine. Pour expérimenter son navire,
Makarov choisit la banquise qui en hiver ferme l'accès
de Cronstadt. C'était en mars, à l'époque
où tout le golfe de Finlande est emprisonné
par une lourde carapace cristalline. Si stable et
si épaisse est cette banquise que des villages
temporaires de pêcheurs y sont établis;
Sans aucune difficulté, "l'Ermack"
arrive à l'entrée du golfe, où
il se heurte aux premières glaces, avant-garde
de la banquise.
A travers la brume qui enveloppe ces parages, elles
n'ont pas l'air bien rébarbatif, et semblent
de grandes mouettes |
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L'Ermack |
nageant à la surface de la mer; elles mesurent
pourtant une épaisseur de 60 à 80 centimètres,
plus du double de la largeur d'un gros mur en maçonnerie.
Lancé à toute vapeur, "l'Ermack"
passe à travers ces blocs comme un couteau dans
une motte de beurre.
On n'éprouve même pas un choc, à peine
une vibration dans la coque.
Ce ne sont là que des escarmouches préliminaires.
Bientôt il faut aborder la véritable banquise,
un agrégat de glaçons épais de 2
ou 3 mètres. De sa puissante étrave métallique
le vapeur donne de terribles coups de bélier; un
bruit sourd d'écrasement roule comme un tonnerre
lointain; des blocs soulevés, concassés,
retombent les uns sur les autres, dans un crépitement
fulgurant. -Partout sous l'attaque, l'obstacle est brisé,
défoncé, démoli. Si la muraille ne
cède pas au premier assaut, "l'Ermack",
pareil à un lutteur, recule, prend de l'élan,
et du second coup renverse tout devant lui. La victoire
est désormais certaine et, pour l'assurer -plus
complètement, Makarov s'en va foncer sur un glaçon
épais de 7 mètres. Du premier choc, le bloc
formidable est disloqué. Au milieu de la banquise,
"l'Ermack" s'ouvre ainsi une route triomphale
et finalement entre dans le port de Cronstadt, aux acclamations
de ses habitants qui désormais, grâce à
cette victoire remportée sur la nature, sont libérés
du long emprisonnement des glaces.
NAVIRE
LIBÉRATEUR. - SAUVETAGE D'UNE FLOTTE EN PERDITION.
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Quelques
jours plus tard, l'importance des services que peut
rendre "l'Ermack" était démontrée
encore plus brillamment. Sur l'autre rive du golfe
de Finlande, une flotte de seize vapeurs prisonniers
dans la banquise courait le danger de couler bas,
Immédiatement le navire libérateur
part, s'ouvre un passage et vient 'attaquer les
glaces, La banquise est épaisse de 6 à
7 mètres, A toute vitesse "l'Ermack"
heurte la muraille, L'abordage est tellement violent
qu'une partie de la nappe glacée saute, disloquée,
réduite en miettes: du premier coup un des
captifs se trouve délivré. Trois autres
vapeurs sont en très grand danger, menacés
d 'un côté par les glaces et de l'autre
par des récifs, Quatorze fois "l'Ermack"
charge à fond; il n'est plus qu'à
une centaine de mètres des navires, lorsque
la nuit survient, la large et épaisse nuit
du nord. |
Aussitôt les puissants projecteurs électriques
sont allumés et soudain jaillit une lumière
crue, aveuglante, sur la nappe blanche. C'est un éblouissement
féerique, un scintillement extraordinaire, une
blancheur de paysage lunaire, et sous cette clarté
irréelle l'Ermack continue son oeuvre libératrice.
En quelques semaines, Makarov ne sauva pas moins de
82 navires en perdition, arrachant à une mort
atroce plusieurs centaines de marins. C'est le plus
bel éloge qu'on puisse faire de sa merveilleuse
invention.
DÉFI
JETÉ AU GÉANT DU NORD - CHOCS FURIEUX
DES COMBATTANTS.
Ce
brillant succès ne satisfaisait pas cependant
l'intrépide amiral; pour prouver invulnérabilité
absolue de son navire, il rêvait d'exploits
encore plus extraordinaires) et l'été
suivant il allait attaquer la formidable banquise
polaire du Spitzberg septentrional, ;devant laquelle
tant de navires avaient , jusqu'alors été
contraints de reculer. Représentez-vous une
muraille épaisse d'une vingtaine de mètres,
et même davantage, et vous vous rendrez compte
de la résistance de l'obstacle que l'Ermack
va tenter de renverser. |
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Pose sur la banquise |
Les
premières glaces dépassées, commence
une lutte épique. Tantôt le vapeur fonce
à toute vitesse; tantôt, s'appuyant contre
un champ de glace, il le repousse devant lui, et l'écrasé
contre ses voisins. Sous l'assaut, la banquise se tord
en convulsions.
N'importe! l'Ermack avance toujours, lentement, très
lentement même: sa vitesse ne dépasse pas
3 kilomètres à l'l1eure à travers
cet amoncellement; c'est comme s'il s'ouvrait un passage
dans l' épaisseur d'une maçonnerie. Sur
ces entrefaites, dans un choc plus terrible que les
autres, un glaçon dur comme un roc défonce
une plaque d'acier de la coque; immédiatement
une voie d'eau se déclare.
En pareille occurrence tout autre navire eût rapidement
sombré; à bord de l'Ermack l'accident
fut un simple incident. Un compartiment fut rempli d'eau,
voilà tout. Après deux jours de travail,
le trou était bouché, la cellule vidée
et le bâtiment reprenait sa marche. Une autre
fois, les glaces devinrent à leur tour assaillantes;
sous la poussée des vent~ et du courant, elles
vinrent battre furieuseli1ent l'Ermack, mais leurs attaques
demeurèrent vaines, les blocs s'écrasaient
contre la coque sans pouvoir l'entamer. L'Ermack parcourut
200 kilomètres. Après une telle victoire,
le succès définitif ne semble plus dépendre
que d'une question de ravitaillement. En effet, un pareil
monstre consume par jour une quantité considérable
de charbon pourra-t-il prendre un approvisionnement
suffisant pour parcourir les 800 kilomètres qui
séparent le Spitzberg du Pôle?
Tels sont les termes dans lesquels se pose maintenant
le problème.
Mais, sous un autre rapport, la construction de l'Ermack
est le point de départ d'une véritable
révolution militaire et économique.
Bordée par des mers couvertes de banquises pendant
plus de quatre mois, la Russie était jusqu'ici
captive dans l'intérieur des continents, désormais,
hiver comme été, ses cadres et ses flottes
de commerce pourront librement entrer et sortir .
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