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Le 2 janvier 1893, il y a plus de seize ans, la France prenait
officiellement possession des îles Kerguelen, situées
dans le sud de l'Océan Indien, à peu près
à mi-route entre le cap de Bonne-Espérance et l'Australie.
A ce sujet, peu de temps après, L'Illustration (numéro
du 11 mars) publia un article documenté, dont les principaux
éléments étaient extraits d'une lettre d'un
officier de marine attaché à la mission embarquée
sur l'aviso-transport " Eure " pour aller arborer le
pavillon français sur la terre lointaine, découverte
en 1772 par le navigateur breton qui lui a donné son nom.
Cet article devait, on va le voir, contribuer à décider
dedestinée des îles Kerguelen, jusqu'alors délaissées,
comme absolument inhospitalières; c' est, en effet, à
la suite de sa publication que des hommes d' initiative conçurent
le projet de coloniser la possession française baptisée
" Terre de la Désolation " par Cook, le célèbre~navigateur
anglais. Ils "se mirent résolument en campagne. Les
résultats des longs et patients efforts de ces pionniers,
l'un d'eux les expose aujourd'hui dans l'intéressante communication
qu'il vient de nous adresser, accompagnée de documents
photographiques :
Fils
de M. Emile Bossière, du Havre, nous connaissions déjà
un peu Kerguelen. Quel est l'écolier qui, en promenant
son regard sur la carte du monde, pour y choisir l'île déserte
où il rêve de jouer le rôle d'un nouveau Robinson,
n'a pas remarqué ce point perdu à l'extrême
sud de l'océan Indien ? Puis, par notre père (il
avait armé au Havre le dernier baleinier français,
le " Gustave "), nous savions que les pêcheurs
de baleines venaient s'y ravitailler en eau douce excellente et
en choux d'une espèce particulière, fournissant
un remède très efficace contre le scorbut.
Les informations publiées en mars 1893 ayant été
immédiatement signalées à mon frère,
René Bossière, celui-ci commença aussitôt
des démarches et des travaux préparatoires en vue
d'un essai de colonisation là-bas. Les premiers renseignements
recueillis dans les archives du ministère n'étaient
guère encourageants. Par exemple, une notice consacrée
à Kerguelen débutait ainsi : " Battue sans
relâche par les rafales des grands vents d'ouest, soufflant
en tempête la majeure partie de l'année, isolée
au milieu d'une mer démontée venant se briser en
lames énormes contre des rochers basaltiques, perdue au
milieu du brouillard et des averses glacées tombant à
courts intervalles, telle s'offre aux yeux du marin l'île
Kerguelen... " Et, chose non moins singulière que
déconcertante, le manuel officiel intitulé "
les Colonies françaises ", où figurait cette
description si peu séduisante, portait comme sous-titre:
" ouvrage destinée à faire connaître
au public, nos possessions d'outre-mer sous l'aspect le plus,
vivant, le plus réel et le plus attrayant " !

Port Jeanne d'Arc. La capitale de petite
colonie franc-norvégienne des Kerguelen
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Sans
nous laisser rebuter par les renseignements pessimistes,
nous demandâmes une subvention de l'Etat pour aller
nous y établir. On nous la refusa, mais on se montra
tout disposé à nous accorder la concession
de l'exploitation de l'île et du groupe d'îlots
qui l'entourent. Nous restions fermement convaincus que,
malgré sa fâcheuse réputation, Kerguelen
pouvait avoir de l'avenir.
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N'offrait-elle pas beaucoup d'analogie avec la région de
Magellan et la Patagonie, où nous avions constaté
de visu le développement prodigieusement rapide de l'élevage
du mouton, source de fortune et de prospérité dans
des pays que les vieux dictionnaires de géographie déclarent
désolés et inhospitaliers ?
Nous
pensions qu'on pouvait tenter un essai de ce genre à
Kerguelen et, en tout cas, attendre de" résultats
sérieux de la pêche de la baleine et de celle
des éléphants de mer, qu'on y trouve encore.
Ces amphibies, ainsi appelés à cause du renflement
de leur lèvre supérieure, qui s'accentue quand
ils sont en colère, deviennent, on le sait, de plus
en plus rares; ceux de ces parages atteignent parfois une
longueur de 8 mètres.
Qu'il me soit permis de rappeler ici, en passant les efforts
de mon frère, la publication, en 1893 et 1907, de
ses deux brochures, récompensées l'an dernier
par l' Académie des sciences ; son voyage si pénible
de 1895 a 1896, sur le petit voilier " Kerguelen ";
notre nouvelle tentative de 1900, avec le voilier "
Fanny " et le vapeur " Selika ", que commandait
M. de Gerlache, l'explorateur bien connu
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Elephants
de mer aux Kerguelen
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Après un séjour de six ans dans la République
Argentine, un voyage d'études en Patagonie, à la
Terre de Feu et aux Iles Malouines, mon frère parvint à
combiner deux nouvelles entreprises: l'une pour la chasse des
phoques avec un capitaliste ami qui eut l'audace bien rare en
France d'armer le voilier " Carmen ", et en donna le
commandement au jeune et courageux capitaine Dasti l'autre, grâce
au concours de Norvégiens avec lesquels, ou plutôt
avec le père desquels mon frère était en
relation depuis 1894, pour tenter la pêche des baleines.
De plus, nous voulions visiter l'intérieur du pays, prospecter
ses, mines et étudier la possibilité d'en faire
un pays d'élevage: mon frère ne pouvant quitter
la direction de l'affaire, je fus chargé de cette mission.
Parti en novembre 1908, je reviens avec la certitude de la fausseté
des légendes accréditées sur Kerguelen. Si
ce n'est pas le pays, idéal comme climat, le séjour
en est du moins très supportable et l'on y a la vie facile;
je n'en veux pour preuve que l'exemple des marins qui viennent
d'y passer. plus d'une année, des cent vongt hommes qui
depuis six mois y habitent, et dont l'état sanitaire est
demeuré excellent. En mars, nous avons eu presque constamment
une température moyenne de 13 degrés au dessus de
zéro; plusieurs fois nous avons déjeuné en
plein air, heureux de déserter notre cabane.
En beaucoup d'endroits, il existe de vastes étendues de
terrain couvertes d'une plante fourragère, de la famille
des pimprenelles, nommée acoena. Les animaux s'en montrent
très friands : nos trois chevaux, même les porcs
apportés, ne mangeaient pas d'autre fourrage et s'en trouvaient
fort bien. Les vingt-deux brebis amenées d'Islande et déposées
sur l'île Longue, sans abri ni soins, avaient, avant mon
départ, déjà mis bas, et les agneaux bondissaient
alertes à côté de leurs mères.
Les
Iles Kerguelen : une cascade au fond de la baie Loranchet
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Il
est à présumer que, avec des abris, ces bêtes
supporteront la mauvaise saison; ainsi , serait assurée
la précieuse ressource de l'élevage, qui,
pratiqué par de bons fermiers normands, bretons ou
basques, payerait largement leur persévérant
labeur.
Les mines et l'exploitation des varechs peuvent aussi contribuer
à la mise en valeur des Kerguelen. La chasse des
éléphants de mer, à laquelle s'est
livré exclusivement le " Carmen ", est
désormais assurée. Quant à la pêche
des baleines, il est permis de penser que nos nationaux
s'y formeront à l'école des vaillants marins
norvégiens: les vapeurs " Eclair " et "
Eloile " ont déjà amené deux cent
trente cétacés au grand établissement
auquel nous avons donné le nom de " Port Jeanne
d' Arc ".
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Déjà
nous avons pu montrer tout l'intérêt de cette pêche
si spéciale à quelques marins français, entre
autres M. Jean Loranchet, qui m' accompagnait, et MM. Rallier
du Baty, deux jeunes capitaines qui ont entrepris, à Kerguelen,
une vaillante campagne que nous avons aidée de notre mieux.
L'impression dominante de mon voyage est que Kerguelen, ce pays
français ayant la superficie d'un de nos grands départements,
est encore presque inconnu. Dans mon exploration de Royal Sound,
qui est la partie regardée comme la plus connue, j'ai découvert
un fjord pénétrant jusqu'au milieu de l'île
- il atteint le méridien du mont Ross - à 22 kilomètres
au moins du rivage indiqué par les cartes et à l'endroit
même où la carte allemande publiée ces dernières
années à la suite de l'expédition du "
Gauss " figurait des montagnes. Si les parties dessinées
sur les cartes sont si peu connues, que dire de la région
du Sud et de l'Ouest qui n'est indiquée qu'en pointillé
?
En
tout cas, n'est-il pas étrange de voir que la carte
de Kerguelen publiée par le ministère de la
Marine ne porte que des noms étrangers, tel celui
de " Presqu'île de Bismarck " ; les noms
mêmes donnés par notre compatriote Kerguelen,
lorsqu'il a découvert ces terres, noms bien français
comme " Baie de l'Oiseau "," Baie du Gros
Ventre ", " Baie d' Audierne ", " Pointe
Penmarch ", aient été supprimés
et qu'on leur ait substitué, sans même les
traduire, des noms anglais et allemands tels que Christmas
Harbour, Low Point, Greenland, Shoal Water, Bear up,...
et combien d'autres encore ?
Le sol des Kerguelen est volcanique, composé de couches
de basalte superposées, séparées en
beaucoup d'endroits par des conglomérats; toutes
les pentes sont couvertes de végétation, avec
de profondes couches de tourbe et de terre végétale.
Plusieurs montagnes ont jusqu'à 2.000 mètres
d'altitude. Le ciel offre l'aspect de celui que reproduisent
les paysages des estampes chinoises et japonaises ; les
nuages noirs, blancs ou roses y affectent des formes trés
particulières, et plus d'une fois, en les observant,
j'ai eu l'illusion de l'arrivée de quelque énorme
ballon dirigeable.
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Nous
espérons que nos efforts auront pour résultat de
restituer aux îles Kerguelen leur vrai caractéristique
et qu'ils contribuerons à en faire un jour une colonie
prospère et utile à la France
HENRY.E.
BOSSIÈRE.
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