Instant présent
Ici, le passé comme l'avenir sont investis dans une autre
dimension. Moins présents dans les esprits au quotidien,
il en résulte une plus grande conscience du présent
à vivre. Dans les temps passés, la survie au quotidien
entraînait la nécessité de se situer exclusivement
dans le présent pour lutter contre le froid et la faim et
ainsi répondre aux besoins existentiels des siens.
La capacité à habiter le présent a été
certainement ce qui m'a le plus mise en décalage à
mon arrivée, car je me projetais trop. J'ai pu faire la
différence en apprenant à être dans "
l'ici et maintenant ". Le stress provoqué par la projection
quasi-permanente est sans comparaison avec l'état de bien-être
ressenti dans la conscience de l'instant. Je me suis surprise
à dire : " C'est ainsi ", non pas avec une sorte
de fatalisme mais avec une lucidité sur les choses irrévocables.
A la façon du mode de pensée inuit.
Eva riait parfois lorsque nous discutions et me disait alors
: " Tu penses trop
Tu verras bien la suite. En ce moment,
tout se passe bien pour toi
Après ? Tu trouveras
des solutions à ce moment-là ! ".
En France, je m'exerçais à cette gymnastique mentale.
A Salluit, j'y suis parvenue quotidiennement et cela m'a permis
de vivre au tempo inuit, jusqu'à l'heure du départ
où j'ai vécu en me répétant : ce n'est
pas la dernière fois que je fais cette chose ou que je
vois cette personne, c'est une fois encore et celle-ci est bonne
aussi à savourer.
Lors d'un échange avec Mary, malgré mes efforts,
j'ai eu l'impression que nos points de vue dépendaient
justement de nos rapports au temps respectifs. Le jour de notre
rencontre, elle me dit : " Tu viens pour comprendre les femmes
Il y en a tellement qui subissent de la violence
Parler
des femmes inuit, c'est parler des femmes battues. Moi, je veux
bien t'en parler mais beaucoup se taisent parce qu'elles ont peur
et si l'on ne parle pas d'un problème, on ne peut
pas le résoudre." A ma question si elle connaît
pour elle-même ce phénomène, elle me répond
avec assurance que non. Un mois plus tard, elle arrive à
l'école avec des bleus sur le visage et un il tuméfié.
Nous passerons deux heures ce jour-là à tenter
de trouver une solution en réponse à ces actes.
Durant l'entretien, elle m'explique que ce n'est pas la première
fois qu'elle a été battue. Je lui remémore
le jour de notre rencontre. Réponse : " Ce jour-là,
non, je n'étais pas battue ". Ma relecture se fait
bien dans ce sens. On n'inscrit pas des actes dans la durée,
peut-être un peu comme si l'on voulait oublier, peut-être
aussi pour moins en souffrir, ou tout simplement parce que la
vie continue et que c'est ainsi.
Traditionnellement, il existait dans les rapports homme/femme
une forme de complémentarité dans l'attribution
des rôles et des fonctions spécifiques de chacun.
Aujourd'hui, du fait de l'évolution des statuts de l'homme
et de la femme, cette complémentarité est mise à
mal. Chacun cherche sa place et c'est principalement au sein du
couple que j'ai pu remarquer cette quête de nouveaux repères.
La femme, depuis le début du monde et sur toute la planète,
conserve, en tout temps, le statut de mère. Son enfant
lui confère une place dans son couple, dans sa famille
et dans sa communauté. Cela lui donne une force qui n'a
pas d'égal chez l'homme.
Jusqu'à la sédentarisation, celui-ci était
valorisé par ses qualités de chasseur et de pêcheur,
donc il avait une place de pourvoyeur de nourriture pour sa famille.
Aujourd'hui, il lui faut de l'argent pour acheter sa moto-neige,
un fusil et des balles. Que se passe-t-il si ses revenus financiers
sont assurés par l'état ou par le salaire de sa
femme, dans le cas où il n'a pas d'emploi ?
La difficulté à verbaliser un mal-être, un
désaccord peut être alors la source d'un conflit
qui va se traduire chez certains couples par des gestes de violence.
" Parce qu'une claque vaut mieux qu'une parole ", aurais-je
dis dans mon milieu de travail français, auprès
de femmes violentées. J'ai retrouvé à Salluit
des problématiques identiques à celles que je connaissais
en France. Cela diffère dans la prise en compte et la résolution
du conflit.
J'ai vu des hommes demander pardon au sujet de leurs actes et
expliquaient leurs gestes par la prise excessive d'alcool. Perte
de contrôle dans un instant de colère. Je refuse
de faire des généralités et je crois profondément
que c'est en accédant de nouveau à une complémentarité
dans le couple que les problèmes de violence s'estomperont.
Lorsque j'abordais ce sujet avec des jeunes femmes, j'ai eu bien
souvent en réponse des arguments religieux. La religion
m'est apparue comme une sorte de paravent dont certaines se munissaient
pour éluder mes questions. Si la prière est une
possibilité de se recueillir et d'apaiser la souffrance,
elle peut être aussi utilisée comme moyen de justification
pour celui qui n'a pas invoqué la gratitude de Dieu et
qui est donc puni.
Un frein ? Certainement. Mais je pense davantage que la manière
de s'épanouir dans une religion exprime le reflet des peurs
qui sont présentent chez un peuple à la frontière
de deux cultures.
En revanche, j'ai toujours en mémoire le souvenir d'un
repas chez Eva, à l'heure du déjeuner. Nous venions
de commencer à réciter le bénédicité
quand le téléphone a sonné. Eva a pris le
téléphone et avant de répondre, s'est exclamé
: " Hé ! C'est sûrement Dieu qui nous appelle
! ".
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Rire
Le rire est peut-être la saveur la plus délicate à
laquelle j'ai goûté dans les moments de partage avec
les femmes que je côtoyais. Il y a quelque chose de l'ordre
de l'instant présent à savourer tant qu'il est bon,
d'un besoin de légèreté qui s'exprime par des
rires et des sourires qui font du bien au cur. Des rires qui
font envoler le poids des mots, des rires qui suspendent le temps.
Dans le centre communautaire, avec Christine, le 28 décembre
2003
" Son petit-fils lui montre une sorte de toupie sur un fil
elle le prend et se met à jouer avec, mais n'y arrive pas,
même si elle fait de son mieux
Nous sommes de trois quarts, je l'observe
elle tourne la
tête, voit mon regard et on éclate de rire pendant
au moins 5 minutes
Les larmes aux yeux de rire, la tête sur mon bras, elle
finit par me dire :
" Je te vois qui pense dans ma tête " puis on
se remet à rire et elle me dit :
" On a pas besoin de se parler, hein, on se comprend
" Dear Christine ! "
Cela, je l'ai vécu au cours de la plupart des soirées.
Parfois, nous évoquions des évènements douloureux,
chargés de souffrance. Que pouvions-nous faire, à
part en rire ? La force d'en rire, c'était la force de
l'accepter. D'autres fois, le ton était léger, et
les blagues fusaient. On riait de soi, des autres. On riait.
Humanité
C'est ce mot qui nous a unit et qui définit les femmes
inuit par ailleurs de manière très juste. Je retiens
une certaine pudeur, une certaine retenue de leur part qui n'exclue
pas une franchise dans les situations où nous étions
les seules concernées.
Si d'autres protagonistes étaient engagés, alors,
j'ai connu parfois le mensonge, parce qu'un Blanc reste un Blanc
et qu'il sera tenu pour responsable quoi qu'il fasse.
J'ai préféré l'accepter, en me remémorant
une explication de Quppia : " Quand les premiers Blancs sont
arrivés, ils nous ont pris pour des sauvages et il nous
a fallu du temps pour se sentir au même niveau qu'eux. Aujourd'hui
encore, certains agissent avec ce sentiment d'infériorité.
Moi, j'assume mon identité, j'ai étudié,
j'ai un emploi, j'élève mes enfants dans la tradition
inuit
Je suis fière d'être inuk. "
En effet, ce sont celles qui ont une bonne estime d'elles-mêmes
qui semblent le plus épanouies au niveau des diverses facettes
(travail, couple, enfants).
Au sujet de l'éducation des enfants, un sentiment d'infériorité
se fait sentir chez celles qui ont une faible estime d'elles-mêmes.
Pendant une journée de travail au centre pour femmes, l'une
d'elles me dit ainsi : " Est-ce que je peux coucher mon enfant
maintenant même s'il pleure un peu car il est fatigué
et il doit dormir ? "
Constatant mon étonnement, elle me répond que les
mères blanches ne font pas pleurer leurs enfants. Et ceci
est un exemple parmi tant d'autres où il m'a fallu défaire
les idées fausses sur l'éducation occidentale, qui
était affichée comme " le bon modèle
d'éducation ".
J'ai été touchée par la douceur de ces mères
avec leurs enfants en bas-âge. Miali, par exemple, en transit
à Salluit avant de retourner chez elle après son
accouchement, regardait son cinquième enfant avec la même
douceur et le même étonnement que pour un premier,
à tel point que je me suis trompée.
Une humanité qui m'a ému pendant le temps des fêtes
et que je ne peux passer sous silence. Combien m'ont dit :
" On sait que tu n'es pas avec ta famille et cela doit être
difficile.
Tu fais partie de la communauté maintenant, tu es chez
toi ici et tu n'es pas seule car nous sommes là. "
Je n'avais pas dit un mot à ce sujet mais ils m'ont comprise.
Plusieurs familles m'ont invité pour un repas de Noël
et chacune m'a dit : " Nous voulons que tu aies de belles
fêtes ici même si tu n'es pas chez toi. Sois la bienvenue
et sens toi chez toi. " J'ai senti cette chaleur du foyer
et je leur en suis très reconnaissante.
Si parfois à la lecture de ce récit, vous avez
eu envie de dire : " Ici aussi, c'est comme ça "
ou " Moi aussi, je fais ça, et je ne suis pas inuit
! ", c'est peut-être tout simplement parce que je crois,
au fond, que l'humain est l'humain, et qu'en chacun de nous, il
se trouve un petit quelque chose qui vibrera toujours à
la rencontre de l'autre, même si nous ne sommes pas nés
dans la même culture, même si certaines de nos valeurs
divergent.
Si l'on souhaite rencontrer l'humain, il n'y a plus de barrière,
si ce n'est celle que l'on se met soit même.
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