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rend hommage à Jacques Lacarrière
Il côtoie Tristes Tropiques, Les Derniers Rois de
Thulé, Carnets d'enquêtes d'Emile Zola, Les Lances du crépuscule
de Philippe Descola, Le Désert des déserts, qu'il affectionnait,
de Thesiger, Louons maintenant les grands hommes, livre culte de James
Agee et Walker Evans, Rêves en colère de Barbara Glowczewski,
Suerte de Claude Lucas, Le Souffle du mort de Dominique Sewane, et tant
d'autres comme Charles-Ferdinand Ramuz, Emile Zola et ses Carnets d'enquêtes
inédits, Roger Bastide, Jean Duvignaud ou Michel Ragon, qui ont
marqué de pierres blanches l'édition du siècle dernier.
Des livres, sous cette jaquette austère, noire, aux lettres oranges
et rouges, qui s'interrogent, dialoguent entre eux sur les rayonnages
des bibliothèques où ils sont heureux d'être, sachant
être aimés de leurs collectionneurs, et d'un livre à
l'autre confrontent les différences des pensées de leurs
auteurs, dans une volonté de conscience universelle. Qui, dans
les moindres bourgades de la Grèce, ne connaît Jacques Lacarrière
?
Et j'ai appris qu'Athènes se propose de donner son nom à l'une des rues de cette ville immortelle. Certains universitaires ont accepté de prendre le
risque de relever le défi de devenir des auteurs de Terre Humaine,
c'est-à-dire d'oublier une distanciation professionnelle en s'engageant
en leur nom propre ; ils connurent souvent un magnifique succès,
parfois un succès très relatif. Le jury du lecteur est implacable
; car il est difficile d'abandonner un style de rigueur dans nos Facultés
et Instituts de recherches en sciences sociales qui, en ne s'adressant
qu'à des spécialistes, oublient le premier devoir d'un enseignant,
qui devrait pourtant être essentiel pour tout homme de science :
une souriante communication qui dépasse le savoir et interpelle
la conscience. Nul n'a oublié son intervention superbe en tant que Président du grand colloque international du cinquantenaire de Terre Humaine tenu à la Bibliothèque nationale de France en même temps qu'une grande exposition, sous le patronage de Jean-Noël Jeanneney, Président de la BnF. Mes collègues venus de Russie, d'Allemagne, de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, du Canada, du Brésil, d'Italie, de Grèce, de la Belgique, de Suisse, du Groenland, d'Australie, du Togo, d'Algérie, mais aussi naturellement de toute la France, m'ont fait part de leur admiration pour ce grand humaniste libertaire dont le souffle atteignait souvent à la plus haute spiritualité. Je garde le souvenir d'un homme indifférent aux honneurs, en quête d'une vie monacale, puisque Jacques Lacarrière, au début de sa vie, a songé à vivre avec les frères dominicains, avant de poursuivre cette quête chez les moines anachorètes du Mont Athos. C'est ainsi que, jeune directeur de collection, je l'ai découvert, avec son livre magnifique, Les Hommes ivres de Dieu, et lui ai demandé de transmettre son extraordinaire connaissance, qui me rappelait celle des vagabonds de Gorki, alliée à son aspiration constante de spiritualité, chemin faisant, tel un starets, qu'il allait rechercher jusqu'à Patmos, cette île grecque où vécut Saint Jean l'Apôtre, et où il rédigea l'Apocalypse. Lacarrière rappelle qu'il a vécu trois ans, de 1963 à 66, dans un petit ermitage appelé Saint-Apollon, saint byzantin. Dans ce lieu magique, situé sur un surplomb, il dominait la mer, où, disait-il, " en s'éveillant chaque matin, l'ascète avait sous les yeux l'orée du paradis. L'ascète ou le poète. " J'ai vivement été touché, et même blessé, par la disparition de ce grand témoin, de cet homme de lumière, foncièrement généreux, sans malice, sans ressentiment dans les épreuves de la vie, de ce grand écrivain. Et je suis tout particulièrement ému, à cet instant si dramatique où son corps est livré ici-même, dans ce funérarium, aux flammes, selon ses dernières volontés. Nous n'avons pas été des camarades dans la vie quotidienne, et cela, sans doute par ma faute : étant naturellement très - trop ? - solitaire, j'ai toujours craint que les rapports trop fréquents entre les hommes ne risquent dans le trivial du quotidien de brouiller, voire d'altérer l'image distanciée mais plus profonde qui vous lie à eux. Une nuit de dimanche, le lendemain de sa mort, à cinq heures du matin ; comme angoissé, je me suis réveillé, et je me suis mis à l'écoute d'une très, très vieille radio, à l'énergie un peu usée, et j'ai soudain entendu une voix très lointaine qui parlait comme dans une grotte, en évoquant les dragons dans un labyrinthe. C'était la voix de Jacques Lacarrière, dont j'ai poursuivi l'écoute comme si je me refusais à ce qu'elle se taise à jamais. Dans la brume, à la recherche de notre vérité, la vérité de ce destin singulier de l'homme, nous pauvres nains, sommes nombreux, très nombreux, à savoir combien sa voix va nous manquer. " Un fleuve ne peut aller à la mer sans s'éloigner de sa source Les grands évangiles sont encore à naître. " confiait-il dans une dernière et étrange interview à La Vie, avant son ultime voyage. Tenté par le bouddhisme, Jacques Lacarrière ajoutait : " Les grands mythes sont des fables enchanteresses. Nous ne sommes pas prêts à y renoncer. " Maintenant, il sait. Jean Malaurie, 26 septembre 2005. |
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