"J'ai rencontré Antoine en visitant la galerie d'art
qui héberge son coin d'atelier. Je me suis approchée
de lui, plutôt intriguée par sa présence et
son travail : des peintures impressionnistes, avec une source d'inspiration
puisée dans des gestes de Van Gogh. Tranquillement, nous
avons sympathisé. Il est né à Fort Good Hope,
dans le nord des Territoires du Nord-Ouest..
Emmené en école résidentielle, il a
ensuite fréquenté le collège Grandin
de Fort Smith, à des milliers de km de sa famille.
Ce collège, fondé par des missionnaires oblats
français, enseignait dès les années 1960,
et pour la première fois, les matières principales
aux autochtones pour former une élite dans le pays,
qu'elle soit politique, économique, artistique. Puis
Antoine a continué son chemin jusqu'à Toronto,
dans une école d'art. Il a reçu en 2003 une
énième récompense pour ses travaux de
peinture. Malgré cette forme de célébrité,
Antoine est d'une telle modestie et d'une grande politesse
! Avec moi il a toujours montré une grande courtoisie,
et une attention à fournir des réponses à
mes multiples questions sur son passé, son présent
et son avenir. Avec le recul, je songe parfois que je l'ai
peut-être surpris avec cette notion de "futur".
Dans le Nord, cela ne compte pas. |
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Le climat, l'environnement nous amènent à penser en
fonction du présent. Il me disait que son grand-père
avait travaillé avec des Français dans des mines du
Yukon et qu'ils disaient toujours "bon, bon".
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Karen est originaire d'Inuvik, dans le delta du Mackenzie
(Deh Cho = grande rivière). Elle a grandi dans une
communauté marquée par l'alcool et la violence.
Elle est couturière et elle a ouvert sa boutique dont
le nom, en français, pourrait se dire ainsi : les saules
qui murmurent. Elle m'a raconté avec beaucoup d'enthousiasme
le projet qu'elle a dirigé pendant trois ans pour reconstituer
des vêtements masculins traditionnels du pays des Gwich'in
(Loucheux, en français). A présent, l'un de
ces vêtements est exposé au Musée de la
Civilisation d'Ottawa. Lors de ce projet, elle a lu une grande
quantité de livres et c'est à travers eux que
Karen a repris contact avec la culture de ses ancêtres.
Elle souhaite transmettre ses connaissances et ses savoir-faire
aux jeunes. Dans sa boutique, elle reçoit des commandes
depuis toute l'Amérique du Nord pour des mocassins,
des vêtements et des accessoires. |
Elle achète certains d'entre eux à des Dénées.
Ces femmes fabriquent chez elles des dessus de mocassins ou autres
produits puis, lorsqu'elles viennent à Yellowknife pour des
soins médicaux, elles vendent leurs objets.
Quant à Alice, je lui rends un hommage tout personnel
car elle est une grande artiste de la couture de perles et
ce fut ma prof de couture pendant 24 semaines au centre communautaire
autochtone de Yellowknife. Dès que je l'ai rencontrée,
je l'ai aimée tout de suite. J'ai senti pour elle un
élan d'affection que je ne pouvais pas retenir. Elle
m'a accueillie les bras ouverts. Un mois après mon
arrivée à Yellowknife, je cherchais un cours
de couture de perles. Mes premières démarches
auprès de Dénées n'aboutissaient pas.
Un jour, un ami me conseille d'aller voir sa vieille tante...
Alice. Elle m'a ouvert sa porte fin septembre et nous ne nous
sommes plus quittées. L'arrière grand-père
d'Alice était Français, du Nord. Il a émigré
au Canada au XIXe siècle pour travailler avec la Compagnie
de la Baie d'Hudson dans le commerce des fourrures. Il faisait
certainement partie des voyageurs les plus intrépides
pour atteindre enfin les Territoires du Nord-Ouest. Ses trois
frères l'accompagnaient et ils décidèrent
d'épouser des Dénées. |
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Trois générations plus tard, Alice parle encore
français, malgré l'environnement anglophone de plus
en plus prégnant. De mon côté, je l'ai priée
de m'apprendre sa langue maternelle, le tlichoo. Que de rires
avait-elle lorsque je répétais laborieusement quelques
mots, mais que de fierté aussi dans son regard.
Crow, en peau d'orignal fumée, avec de la fourrure de renard
polaire et de la feutrine à l'intérieur. Dessus et contour
de cheville brodés de perles de verre. Dessin original d'Alice,
dessiné à main levée sans modèle. |
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Alice m'a enseigné par l'exemple, selon la manière
dénée : pas de commentaire, pas de note, pas
de punition, pas de jugement. Tout s'apprend en observant
et en imitant. C'est comme ça que j'ai appris le sens
de la visite chez les Dénées : on est ensemble,
on n'a pas besoin de parler si on n'a rien à dire,
on rentre, on fait comme chez soi et on part quand on veut.
Je dois reconnaître que le poids de mon éducation
m'a empêchée de faire tout ça naturellement.
C'est une spontanéité difficile à acquérir.
La signification de l'échange : un jour j'apporte un
superbe white fish à Alice. Deux semaines plus tard,
elle me donne deux gros sacs de caribou coupé sur le
lieu de la chasse. Je lui dis : "Mais, Alice, je suis
très gênée. Tu en as besoin, tu as des
enfants." Elle me regarde malicieusement et répond
du tac-au-tac : "Hé bien, toi aussi tu as des
enfants, tu en as besoin, prends". Et me voilà
dans la rue, par -40°C, avec mes poches d'où dépassent
des côtes de caribou. J'ai un immense respect pour ses
savoir-faire traditionnels, qu'elle a acquis en naissant dans
le bois et en vivant dans un camp toute sa jeunesse. J'ai
une profonde admiration pour ses expressions artistiques à
travers la couture de perles sur mocassins, mukluks, crows,
vêtements et accessoires. |
J'ai quitté les Territoires du Nord-Ouest avec peu de bagages,
en fait un seul sac. Je n'avais pas besoin de souvenirs, c'est-à-dire
d'objets achetés. Je transportais en moi une force émotionnelle
intense de par mes relations d'apprentissage avec Alice. Cette force
brille toujours dans mon âme. J'ai touché du doigt
un peu de la culture des femmes dénées, effleuré
certains aspects de leur vie quotidienne, de leur foi et de leur
bonne humeur malgré la violence qu'elles subissent trop souvent.
Pour moi, ce ne sont pas des souvenirs statiques. Ce sont des tranches
de vie auxquelles j'ai un peu participé, dans lesquelles
j'ai mis de ma culture, de mes pensées. J'étais venue
dans le Grand Nord pour partager. J'y ai également pratiqué
l'échange, qui m'apparaît comme une belle marque de
confiance et d'affection de la part de ces femmes et d'Alice en
particulier".
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