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DÉCOUVERTE
D'UNE CHAINE DE MONTAGNES
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Quelque féconde qu'ait été l'activité
des explorateurs durant ces cinquante dernières années,
la terre est encore loin d'être complètement connue.
De vastes espaces demeurent vierges d'investigations ou se trouvent
inexactement représentés sur les cartes. Aussi bien,
les expéditions, pour peu qu'elles soient favorisées
par la chance, rapportent souvent de très intéressantes
découvertes.
Il y a huit ans, un savant géologue russe, M. Serge Obroutchev,
n'a-t-il pas révélé l'existence d'une énorme
chaîne de montagnes, aussi étendue que le Caucase et
aussi élevée que les Pyrénées, dans
une région de la Sibérie que l'on croyait occupée
par des plaines ?

Lauge Koch |
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L'été
passé, un explorateur danois, M. Lauge Koch, que la
Société de géographie a reçu récemment,
a fait une découverte du même genre non moins
importante. En coordonnant ses propres observations en avion
avec celle de précédents voyageurs, notamment
avec les relèvements exécutés par Lindbergh
au cours de sa mémorable exploration aérienne
du Groenland, il a constaté qu'une chaîne de
montagnes fort élevée s'étend d'un bout
à l'autre de cet immense pays parallèlement
à sa côte orientale. Plusieurs de ses cimes,
voisines du fjord portant le nom de Kangerdlugsuak, aux assonances
correspondant à la rudesse du pays, dépassent
l'altitude de la Jungfrau.
Le seuil sous-marin existant entre la pointe nord-est du Groenland
et le Spitzberg' serait le prolongement de ce relief et le
rattacherait aux montagnes de la côte ouest de ce dernier
archipel. Les géologues ne manquent pas d'imagination!
En tout cas, la chaîne nouvellement repérée
paraît être une des plus longues de la terre.
Découverte d'un intérêt pratique considérable.
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Ainsi
que L'Illustration l'a exposé (numéro du 6 janvier
1934), on envisage l'organisation d'une ligne aérienne
entre l'Europe et les Etats Unis par l'Islande et le Groenland.
Or, en 1931, un des promoteurs de cette route, l'aviateur allemand
von Gronau , se heurta à
là chaîne en question, dont il ignorait l'existence;
son appareil étant lourdement chargé, il n'aurait
pu la franchir s'il n'eût aperçu une dépression
à travers laquelle il réussit à passer. Les
pilotes sont donc, dès maintenant, avertis de l'existence
d'un obstacle sérieux sur leur route à travers le
Groenland, et, pour leur permettre de le survoler, il est nécessaire
d'en connaître la configuration.
Dans
quelles conditions ces montagnes ont été découvertes,
nous allons maintenant l'expliquer. A l'occasion des contestations
territoriales survenues au Groenland entre le Danemark et
la Norvège, le gouvernement de Copenhague décida,
en 1931, l'envoi d'une expédition considérable
dans le nord-est de cette grande île, pour une durée
de trois ans, avec le Dr. Lauge Koch comme chef. Elle avait
pour objet l'établissement d'une carte de la région
s'étendant du Scoresby Sound à Port Danemark,
ainsi que l'étude de la faune, de la flore et des
terrains de cette contrée. Par cette entreprise scientifique,
les Danois voulaient affirmer une fois de plus leur souveraineté
sur les territoires dont les Norvégiens leur disputaient
la propriété. Afin d'assurer le succès
de cette mission, une véritable armada polaire fut
constituée. Lauge Koch eut à sa disposition
deux solides vapeurs, seize grandes chaloupes à moteur,
deux hydravions, un personnel dont l'effectif a varié
de 60 à 100 hommes, enfin un peloton de poneys islandais.
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Ces
petits chevaux étaient destinés à transporter
les approvisionnements dans les très vastes régions,
dépouillées de glace et de neige en été,
que renferme cette partie de l'Arctique.
Les travaux des Danois ont été favorisés
par un état des glaces véritablement extraordinaire.
Alors que longtemps d'épaisses banquises descendant continuellement
du bassin polaire vers le sud ont rendu extrêmement difficile
l'accès du Groenland oriental, depuis quelques années
elles sont devenues clairsemées, si bien que le Scoresby
Sound se trouve ouvert au tourisme nautique.
Mme.
Lindbergh et son mari, le grand pilote, prenant congé
du Dr Rasmussen, debout à l'arrière de la
barque, Angmagssalik, en août 1933- Photo de la 7eme
expédition de Thulé dirigé par le Dr
Knud Rasmussen.
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A
la fin du mois d'août 1933, les glaces étaient
si peu abondantes devant ce fjord que les vapeurs qui en
sortaient n'avaient pas besoin de manoeuvrer pour les traverser
et faisaient route directement vers le large. Ajoutons que,
l'été dernier, un des bateaux de Lauge Koch
a atteint la plus haute latitude à laquelle un navire
soit parvenu le long de cette côte. Selon le commandant
danois Speerschneider, spécialisé dans l'étude
des mouvements des glaces, les banquises polaires prendraient
depuis quelque temps un chemin différent de celui
qu'elles suivaient auparavant; actuellement, elles dériveraient
vers le détroit de Béring au lieu d'être
entraînées vers le Groenland oriental comme
précédemment.
D'où la dramatique catastrophe du vapeur russe "
Tchéliouskine " au large de la côte de
Sibérie, dont nous avons publié la relation.
Si les trains de glace polaire sont aujourd'hui peu abondants
devant le Groenland oriental, cette région demeure
un grand centre de fabrication d'icebergs, c'est-à-dire
d'énormes blocs détachés des glaciers.
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Ainsi,
avant la débâcle printanière de 1933, seulement
dans la partie inférieure du Scoresby Sound, on comptait
plus d'une centaine de ces glaçons monstrueux prêts
à dériver vers le sud, vers l'Atlantique et Terre-Neuve,
sous l'impulsion de la dérive des eaux, signale le lieutenant
de vaisseau Habert, chef de la mission française qui a
hiverné l'an passé sur les bords de ce fjord et
dont les travaux constituent la principale contribution apportée
par notre pays à la connaissance du Groenland. (L'Illustration
du 28 octobre 1933.)
Les
campagnes du Dr Lauge Koch ont mis une fois de plus en évidence
les facilités incomparables que l'aviation procure
aux explorateurs. Grâce à la photographie aérienne,
la carte d'un territoire montagneux grand comme le Danemark
a été établie dans l'espace de trois
courts étés arctiques; d'autre part, le chef
de l'expédition a pu exécuter des reconnaissances
à grand rayon, fécondes en découvertes
Au cours d'un vol à la terre de Peary , l'extrémité
septentrionale du Groenland, il a aperçu à
l'horizon une grosse tache sombre: panne de nuages ou terre
inconnue en direction du Spitzberg! Un nouveau problème
se trouve ainsi posé à la curiosité
des géographes. C'est également en volant
que Lauge Koch a découvert les hautes montagnes signalées
au début de cet article et dont la cime méridionale,
le mont Forel, fut relevée pour la première
fois par des explorateurs suisses. De leur côté,
les naturalistes de la mission ont fait d'excellente besogne.
Un zoologiste, M. Alwin Pedersen, a réussi, notamment,
d'instructives photographies de la faune.
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Hydravion
survolant un fjord du Groenland oriental - On remarque les
escarpements abrupts bordant ce goulet et qui lui donnent
l'aspect d'une crevasse ouverte dans l'épaisseur
de la terre - Copyright by G. Seidenfaden
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Dans
le nord-est du Groenland, relativement peu visité, ours,
boeufs musqués, morses, lièvres polaires sont encore
aujourd'hui abondants. Mais pourvu que les glaces polaires reforment
bientôt leur épaisse muraille habituelle afin de
protéger cet éden arctique contre l'ardeur des chasseurs
!
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Photo
aérienne du Glacier Noir sur la côte
de Blosseville, entre le le Cap Daussy et le Cap de
Grivel découverts par le vaisseau de Blosseville
en 1833.
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Pendant
que Lauge Koch travaillait dans le nord de la côte
orientale, une seconde expédition, dirigée
par le Dr Knud Rasmussen, enlevé depuis à
la science, a accompli une oeuvre importante, fort intéressante
au point de vue français. Employant également
avec le plus grand succès l'hydravion, son commandant
en second, le capitaine Gabel-Jorgensen, a en quelques semaines
dressé la carte d'une région étendue
et ensuite achevé l'exploration de la côte
de Blosseville, commencée l'année précédente.
La Société de géographie ayant célébré
en grande pompe le centenaire de la découverte de
cette portion du Groenland par un marin français,
il n'est pas inutile de résumer cet événement.
Pendant l'été 1833, le lieutenant de vaisseau
de Blosseville, commandant le brick " la Lilloise ",
chargé de la protection de nos pêcheurs en
Islande, appareilla dans le dessein d'explorer la côte
orientale du Groenland, alors complètement inconnue
dans le nord-nord-ouest de cette grande ile.
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Le
27 juillet, il était arrêté par une banquise
à pas moins de 130 kilomètres environ du but; pendant
quarante-huit heures ensuite, il croisa le long de cette glace,
en relevant sur une longueur de 80 à 100 kilomètres
les points les plus saillants de la côte visible à
l'horizon, auxquels il donna les noms de quinze marins ou savants
français.
Ayant
après cela rallié l'Islande, Blosseville repartit
au commencement d'août pour le Groenland. Puis, on
resta sans aucune nouvelle de lui. " La Lilloise "
s'est perdue corps et bien au cours de ce nouveau voyage,
aucune épave n'en a même été
retrouvée. Le mystère le plus épais
enveloppe le sort de ce bâtiment. Si les résultats
obtenus par Blosseville sont peu importants, comme la reproduction
que nous donnons plus haut de la carte officielle du voyage
le montre, l'état-major et l'équipage de "
la Lilloise " ne sont pas tombés inutilement.
Leur mort mystérieuse a en effet déterminé,
en 1835, l'envoi de la grande expédition de la corvette
" la Recherche ", qui restera une des plus glorieuses
entreprises de la marine et de la science françaises
dans le domaine de l'exploration.
Par l'organisation de ces campagnes comme par la publication
monumentale de leurs résultats, notre pays a donné
un exemple fécond que les autres nations se sont
ensuite empressées de suivre.
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Hydravion
explorant les hautes montagnes découvertes par l'expédition
Lauge Koch
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Baie
de l'ïle Ella servant de base d'opération aux
hydravions de l'expédition de Lauge Koch ( également
utilisée par Lindbergh ).
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Comme
Lauge Koch dans le nord, Rasmussen a rencontré dans
le sud un état des glaces très propice. Les
observations recueillies par ce savant ainsi que par l'expédition
de 1932 d'Ejnar Mikkelsen indiquent une diminution remarquable
de la glaciation. Des glaciers repérés dans
cette région il y a trente-deux ans sont aujourd'hui
entièrement fondus ou considérablement réduits.
D'autre part, l'afflux des glaces polaires entre le Groenland
et l'Islande a fortement diminué.
Alors qu'il y a un siècle de grosses banquises arrivaient
fréquemment .jusque sur la côte nord de cette
dernière île , pareil phénomène
est devenu rare.
Cette régression des glaciers s'observe dans toutes
les chaînes de montagnes, dans l'Antarctique comme
dans l'Arctique. Le climat de la terre semble donc éprouver
une variation chaude. Cette manifestation deviendra-t-elle
permanente ou est-elle simplement épisodique et destinée
à s'atténuer ? Cette dernière hypothèse
semble le plus vraisemblable.
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CHARLES RABOT .
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