Jean MALAURIE
Centre d'Études Arctiques
(CNRS-EHESS), Paris
Edité dans Pôle Nord 1983
Xe Colloque International du Centre d'Etudes Arctiques
Dans la tradition gréco-latine, en Eurasie, en Inde,
en Chine, et jusque dans certaines régions africaines,
une géographie sacrée des points cardinaux s'est
universellement établie. Le septentrion est fréquemment
sous le signe du mâle, de la création, de la
force, de la lumière, de l'innocence virginale et de
la justice, le midi étant " femelle " et
" matriciel ".
Apollon, le dieu grec le plus singulier, est le dieu du Nord,
le dieu des Hyperboréens. Au Moyen Age et à
la Renaissance, la tradition géographico-mystique de
Guillaume Postel situe le paradis au pôle Nord. Au XVIIe
siècle, le pôle Nord était souvent apprécié
comme un gouffre d'eau et comme un lieu de renaissance et
de mort. Au XIX', la géographie savante le considérait
comme une mer " libre de glace ".
L'Étoile polaire, enfin, référence de
tous les navigateurs, est souvent considérée
comme le centre absolu autour duquel tourne le ciel, le "
nombril " du ciel pour les Yakoutes, le " pilier
" pour les Lapons.
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© John Foley/ Opale, 1999. |
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NIETZSCHE(1)
Au-delà du Nord, de la glace, de l'aujourd'hui -delà
de la mort à l'écart
Notre vie, notre bonheur
Ni par terre, ni par mer
Tu ne pourras trouver le chasseur qui mène
Jusqu'à nous, hyperboréens.
C'est de nous, qu'aussi
Une sage bouche a prophétisé ". |
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LE MYTHE
DE L'HYPERBORÉE
Le mythe, archétype de la pensée, est la mémoire
des Il est l'expression: allégorique d'une expérience
I une tentative fabulatoire d'explication.
Pour l'Esquimau, l'Inuit, c'est l'union incestueuse entre une soeur
et un frère qui présida à la création
du Soleil (la soeur) et de la Lune (le frère). Les Inuit
nord-groenlandais auraient pour père tutélaire un
chien qui, sous forme de crotte, dans un cocon de boyaux, engrossa
une fille inuit qui ne voulait pas de mari. Ainsi sont nés
les phoques, les loups, les Tornit, les Inuit et les Blancs. Quant
au monde, c'est une faute originelle qui, sous le signe de l'eau
et d'une femme, est attachée au destin des Inuit reliés
depuis toujours à la mer. La faute originelle aurait pu faire
perdre à l'homme un espace vital pour son existence: la mer,
poche liquide foetale, source de vie...
Les Tchoukt considèrent que l'Étoile polaire est un
trou permettant aux chamans de passer à travers la voûte
céleste où le chasseur peut connaître un éternel
paradis, s'il a respecté les grands tabous durant son existence
terrestre. Paradis qui rappelle celui où il y a longtemps,
très longtemps, les peuples arctiques vivaient sur terre,
en symbiose avec le vent, les eaux, les plantes et les animaux,
en parfaite harmonie avec la nature et les forces surnaturelles.
De nos jours, les hyperboréens vivent la nostalgie de cette
unité perdue et ils conçoivent verticalement leur
univers, des profondeurs au ciel, la terre étant un pont.
UNE GÉOGRAPHIE
SACRÉE
La pensée est une histoire et il convient de s'interroger
pourquoi, dans la vie mythique, les points cardinaux ont une valeur
symbolique précise. Le Septentrion est sous le signe du haut,
c'est-à-dire du pays des âmes, mais aussi de la force,
de la lumière, de l'innocence virginale, le Midi étant
femelle, chaud et sec. En vieux norois, la lune est masculin, le
soleil est féminin, comme en langue inuit. Il apparaît
qu'en Chine, aux Indes, comme en Germanie et dans les pays méditerranéens,
le Nord est la Nuit, un point de départ, un espace de gestation;
le Sud, c'est le Jour, le terme d'une trajectoire; c'est en allant
du nord au sud que l'on donne un sens à un destin, à
la vie.
En Chine (dont l'influence sur la géographie sacrée
des sociétés arctiques a été jusqu'alors
méconnue) et où la géographie cardinale a été
de tous temps essentielle et le reste, le yin, féminin, est
l'Ouest et le Nord, c'est l'ombre, l'humidité. Le yang, masculin,
est l'Orient et le Sud; c'est le chaud et le sec. Le corps taoïste
est, au reste, un espace intérieur, l'homme dans sa dimension
physique étant assimilé à un pays avec sa géographie
cardinale.
Dans les textes brahmaniques les plus anciens, le monde terrestre
est représenté par les quatre points cardinaux; Boudha
a quatre têtes; il y a quatre classes. L'humanité vulgaire
vit dans la plaine, au sud. L'initié vit en altitude, au
nord, dans la montagne, là où, dans l'ascèse,
il peut connaître la plus haute spiritualité.
Les Veddas évoquent ce temps primordial où, sous
un ciel tournant sur les têtes comme un chapeau et où
la nuit dure six mois, vivait dans le Grand Nord, une humanité
d'initiés. La référence au Nord s'explique
parce que, dans la pensée indienne, les Dieux vivaient dans
les montagnes, dans les nuées. Les premiers hommes demi-dieux
vivaient dans ces montagnes; c'est après avoir perdu leur
" divinité " qu'ils sont descendus dans les plaines
du Sud.
Dans toute mythologie épique indienne, c'est en allant au
Nord que l'on va vers les Dieux. Le Nord est la Terre des Brahmanes.
Tout Brahmane cherche à avoir dans sa généalogie
des parentés le situant au Nord. Dans un village, les Brahmanes
sont dans le quartier nord. Le Grand Nord, c'est au-delà
de l'Himalaya, le pays de la délivrance; l'ayant atteint,
on n'est plus condamné à renaître pour faire
fructifier ses fruits. Terre de Délivrance Nordique, ou Terre
Ultime où l'on vit dans le Paradis de Shiva.
L'HYPERBORÉEN
Descendant des peuples géants mi-divins des temps antédiluviens,
l'hyperboréen vit dans le Grand Nord, espace légendaire
de félicité; la croyance en est diffuse dans toute
la pensée grecque; elle est à la base même des
cultes et rites apolliniens. On oublie trop que les peuplements
méditerranéens, par vagues successives, sont venus
de pays périglaciaires où la vie des chasseurs arctiques,
les Grands Ancêtres, a été, par relais géographiques
- Borée: le Caucase, la Scythie, la Mongolie, I'Hyperborée
- magnifiée. Sur un temps long, les pays méditerranéens
sont dans la mouvance des peuples nomades de l'Asie Centrale et
du Nord Sibérien dont les mythes, par syncrèse, s'ordonnent
et s'homogénéisent au sud.
Nord, montagne, humanité primordiale, peuple heureux et
immortel: ces idées se retrouvent comme en gigogne dans plusieurs
civilisations anciennes. Des fragments de ces idées mythiques
se retrouvent dispersés dans toutes les civilisations jusque
dans l' Arctique. Les Esquimaux, bien que tard venus dans l' Arctique
- 10000 ans au plus tôt - gardent de la Sibérie au
Groenland la mémoire d'un peuple pré-Esquimau, plus
fort et plus conquérant, les Tornit ou Tunit, peuple anti-ethnique.
Il est remarquable, en effet, que le Sud groenlandais ait, encore
au XIX' siècle, une conscience aiguë de l'existence
au nord, très au nord, d'un peuple de géants plus
grands, plus forts et cannibales. On m'a montré, dans la
région de la péninsule de Boothia (NE Canadien), les
énomles pierres avec lesquelles ces " Tunit " construisaient
de grands iglous.
A Thulé, on a même gardé quelques mots du vocabulaire
de ce peuple perdu dans la brume des siècles obscurs. "
Ce sont nos pères ", me disaient les Inuit de Thulé.
Les Esquimaux Polaires ont évoqué confusément
à Peary ce peuple fort les ayant précédés.
Les Aztèques - Azlan, c'est le Nord, le pays des morts,
le lieu de la Blancheur - ont gardé avec eux, jusqu'en Amérique
Centrale, comme en une Arche Sainte, le souvenir du temps où
ils cheminaient le long du détroit de Bekring, dans la toundra
arctique (2). En Chine, l'Empereur, à l'aplomb du Pôle
céleste, est le pôle Nord; partout où est l'Empereur
se situe le Pôle. II est " l'Ohrava " (le Germe,
le fixe), autour duquel tout tourne; comme aimait à le dire
Paul Muss, sur son char, la boussole indique toujours le Sud. "
Car le roi est conçu, en Asie orientale, comme le prêtre
d'"une religion céleste qui sert d'intermédiaire
entre les hommes et le Dieu qui, lui, habite au Pôle Nord,
le Pôle céleste " (3).
Poursuivons cette exploration: selon la tradition biblique, le
Mal est au Nord - c'est le froid, la glaciation, la stérilité,
les ennemis (Syrie). Le Sud, nous dit Jérémie, c'est
la chaleur, l'affection, l'intelligence. Le Nord (Sapun) désigne
en hébreu le caché, le sombre. Lui aussi, le peuple
hébreu, vit donc, et depuis Noé, dans la nostalgie
d'un temps heureux, principalement de vie nomade, où il vivait
dans l'unité avec Dieu. Depuis Noé, l'homme marche
vers le futur en arrière, c'est-à-dire en avançant
à reculons vers l'avenir, la face étant tournée
vers le passé. La tradition chrétienne, elle, est
orientée en sens inverse: le Jourdain coule nord-sud; Jésus
vient de Galilée et va au sud vers Jérusalem, où
il s'affirmera Dieu; la croix dans sa symbolique représente
les points cardinaux, la tête du Christ étant au nord.
Dans les cathédrales cruciformes, il est toujours, sur le
transept nord (le Nord représentant la Nuit d'avant le commencement),
une petite porte que l'on franchit la tête baissée
tant elle est basse: c'est la porte de lumière conduisant
au sanctuaire. Selon la tradition judéo maçonnique,
le temple, d'orientation ouest-est (la porte étant à
l'ouest), reçoit l'initié au nord-est. Telle est la
place où, par sa présence, il constitue la pierre
d'angle du Temple, cependant que, devenu Compagnon, il ira par rotation
des places, vers le sud.
LES PERVERSIONS
DU MYTHE
Jusqu'au siècle des Lumières, la tradition d'un peuple
e géants nordiques, le peuple proche des Dieux, est constante,
sous une forme ou une autre, dans la pensée occidentale.
Elle s'est perpétuée jusqu'au XIXe siècle:
la réalité d'un peuple nordique primordial est une
donnée permanente de la pensée teutonique pan-germaniste,
d'esprit millénariste. Elle a conduit à la Gesselschafte
Thulé, ou Ici été de Thulé, société
fondée avant 1914 pour des cherches ethnographiques et ésotériques:
Adolf Hitler en fut, en 1919, un " Gast " ou frère
visiteur. Elles ont abouti des aberrations funestes. Les adeptes
des Aryens nordiques J " porteurs de lumière ",
descendants de ce peuple primordial boréal, sont à
la base de la pensée nazie: " La société
Thulé. Mais tout est parti de là. L'enseignement secret
que nous avons pu y puiser nous a davantage servi à gagner
pouvoir que les divisions SA ou SS " (A. Rosenberg).
RETOUR
AU MYTHE
Si, dans notre hémisphère, I'hyperborée élyséen
est posé être au Nord, au-dessus de nos têtes,
c'est parce qu'il : place à la limite de l'horizon, la où
la Terre ronde et Ciel se rapprochent, à la limite du Ciel
et de la Terre. ~ Pôle est censé être le Paradis.
" Ces régions extrêmes semblent posséder
seules tout ce qu'il y a de plus beau et : plus rare à nos
yeux " nous dit Hérodote. Cette Terre mystérieuse
existe: " Un jour, une Terre immense sera découverte
", prophétise Sénèque " et Thulé
ne sera plus dernière des terres ".
Avicienne, le célèbre philosophe iranien, "
prince des philosophes ", dans un récit visionnaire,
déclare au XIe siècle : " Tu auras entendu parler
des ténèbres qui règnent 1 permanence aux abords
du Pôle. Celui qui affronte ces ténèbres parviendra
à un vaste espace illimité et rempli de mi ère.
La première vision qui se présente à lui est
une source vive dont l'eau se répand comme un fleuve... quiconque
se baigne en cette source devient léger au point : marcher
sur les eaux... "
Au Moyen Age, le mythe persiste; Gérard Mercator a tué
dans une carte de 1596 au Pôle, un rocher noir et élevé
- " Rupes nigra et altissima " - à partir duquel
convergent les quatre fleuves de la Genèse. Même inspiration
mythique chez Guillaume Postel qui situe, en 1569, r la première
carte du monde en projection polaire le paradis au Pôle, océan
glacial où les autochtones communiquent de la Sibérie
à l'Amérique par un pont de glace.
Dans nombre de textes, il est une nostalgie d'un espace régional,
uniformément blanc, couleur devenue symbole de pureté
et de paix; il est une nostalgie d'un âge d'or perdu au Pôle
où l'Hyperboréen poursuivait fraternellement une communautaire
avec les dieux sans guerroyer avec les peuples voisins; une société
arctique d'hommes forts et puissants. Selon Plutarque, ces hommes
étaient immortels, les vieillards se jetant dans l'eau ressuscitaient.
Certains, en se plongeant neuf fois dans le lac Triton, naissaient
oiseaux. C'est une civilisation boréale où les initiés
tels les chamans, disposaient du pouvoir divinatoire leur permettant
d'atteindre la vérité originelle, une connaissance
des correspondances et des équilibres entre terre, la mer,
la faune, la flore et l'homme. " Ni les maladies, ni la vieillesse
n'atteignent, selon Pindare, cette race sainte des Hyperboréens,
ignorant des labeurs et des combats. Ils vivent à l'abri
des Nemesis vengeresses ".
C'est au nord que les âmes s'élèvent (Platon).
Borée est, selon Homère, le vent de la génération;
il conduit, amène les âmes. Si fort est le pouvoir
mythique que, malgré les évidences géographiques
rapportées par les voyageurs froid, glace, nuit polaire -
l'espace boréal pour les Grecs est lieu de bonheur; il connaît
un climat si doux que la terre donne deux moissons par an. Les hommes
y vivent bienheureux par " magie " ; ils sont éternels.
Des rois hyperboréens, descendant de Borée, et appelés
Boréades, guident ces peuples.
Apollon, l'hyperboréen: le dieu le plus mystérieux
de la Grèce, le plus beau des dieux, Apollon, s'y régénère
chaque année; il peut ainsi rester Dieu de la lumière
et éternellement jeune. En souvenir du voyage accompli en
son enfance (emporté par les cygnes, oiseaux du Nord qui
ne chantent que pour mourir) dans l'Hyperborée (selon Callimaque,
Apollon est né " là où enfantent les phoques,
les monstres marins, sur des rocs perdus " ), Apollon, Dieu
de la chasse et du loup, Dieu archer, chaque automne retourne dans
le Grand Nord, " au-delà du vent du Nord ", afin
d'être au printemps en mesure d'exercer, tel un chaman, avec
des qualités de médium, ses grands pouvoirs oraculaires
prophétiques à Delphes.
II est surtout, tels les chamans, thaumaturge, le Dieu qui écarte
du Mal, médecin, devin. Éternellement jeune, les cheveux
jamais coupés, Apollon est le Dieu de l'Esprit qui inspire
et ordonne la matière; c'est le maître de l'harmonie
du monde. Solaire, Apollon s'oppose aux forces nocturnes et chthoniennes.
Par ailleurs, il est le Dieu qui apaise les tensions sociales; il
rassemble, communalise. Ce sont ces voyages annuels et hivernaux
dans le Grand Nord qui expliquent que certains cultes apolliniens
soient d'inspiration hyperboréenne. Lors d'épreuves
initiatiques, les prêtres d'Apollon attachaient à l'initié
des plumes d'oiseau, de corbeau - comme lors des danses dans le
détroit de Behring - afin de lui rappeler son origine céleste,
l'oiseau étant, comme le corbeau chez les Koriaks, tutélaire.
Le corbeau, noir comme la nuit polaire, de longue vie et de grande
mémoire, est, selon la tradition sibérienne, un animal
humain.
Apollon, l'hyperboréen, dieu de la lumière, est le
dieu de la sagesse. Selon Platon, c'est le dieu qui énonce
les lois fondamentales de la République, de la vie civile,
" les premières des lois ", les lois qui allient
les hommes aux dieux et qui fondent " l'Alliance première
". " Ce dieu, dit Platon, interprète traditionnel
de la Religion, s'est établi au Centre et au nombril de la
Terre pour guider le genre humain ". La dimension arctique
de la pensée grecque le rôle des Pelasges est essentiel
- se remarque également dans la structure de la société
de Sparte qui garde dans ses rigueurs et sa déontologie,
des traces boréales. Aristéa, initié au culte
apollinien au point qu'il fut appelé le possédé
d'Apollon, assimila Apollon au corbeau noir, oiseau tutélaire
des peuples arctiques nord-sibériens. Un des plus illustres
personnages grecs, Pythagore, n'avait-il pas pour maître un
sage ou chaman, venu de l'est ou du Grand Nord, d'un espace où,
dit l'histoire, " le jour ininterrompu dure la moitié
de l'année " ?
La connaissance de cet espace n'est pas géopolitique. Elle
est vécue visuellement. Hérodote rappelle que "
le pays des Hyperboréens est plus distant de la Grèce
que Ile le sont l'Égypte ou Chypre ". Diodore de Sicile
les situe au-delà, au nord des pays celtes et la lune paraît
y être à petite distance de la Terre. Les anciens géographes
grecs s'imaginaient qu'il existait, au nord de l'Europe, une chaîne
de montagnes, les monts hyperboréens, séparant le
peuple primordial des autres hommes. On dit aussi qu'il s'agit d'un
peuple littoral, arctique, dans un pays de glace éclairé
par une lune particulièrement visible, et pour certains ayant
six mois de nuit.
Méla est précis: " Ils ne voient pas, comme nous,
le soleil se lever et se coucher tous les jours, mais ils jouissent
de sa présence à l'horizon depuis l'équinoxe
du printemps jusqu'à l'équinoxe d'automne. Ils ont
pour cette raison un jour qui dure six mois et une nuit d'une égale
durée. Terre sacrée, leur contrée est exposée
au soleil et douée d'une grande fertilité ".
Les coutumes d'euthanasie sociale, l'esprit pacifique de ce peuple
sont décrits. On les dit végétariens. Abaris,
chaman fabuleux de la Grèce et célèbre guérisseur,
ne se " ressourçait-il pas " dans le Grand Nord
avant d'opérer dans le Sud ? il s'y déplaçait
sur une flèche de chasseur hyperboréen.
Les mythes et les croyances étaient si vivaces qu'à
la fin de l'Empire romain, il était de tradition à
Alexandrie, Athènes ou Rome, de se rendre dans le Nord, en
Grande-Bretagne, Germanie, afin d'y consulter les Sages hyperboréens.
THULÉ,
POLE DES LUMIÈRES
Cet espace nordique a un nom: Thulé. Thulé- Tele
: loin; Thu-al : Nord (Celte); Tholos ou Tolos : brouillard (grec);
Tula: balance (sanscrit); Tulor mexicaine est dans la tradition
ésotérique, la Terre lointaine, l'Ile blanche, le
Pôle des lumières, le Sanctuaire du Monde. Thulé,
baie de l'Étoile Polaire, est à l'aplomb du Pôle
céleste. Telle Jérusalem, pôle judéo-chrétien
ou La Mecque, avec la Kaaba, pôle de l'Islam, Thulé
est le pôle des hyperboréens.
Dans le livre d'Enoch, apocryphe selon la tradition juive - Enoch
est ce Juste des temps antédiluviens qui, au terme d'une
vie de sagesse, fut ravi à Dieu (Eccl. 44-16) - la terre
septentrionale est un royaume entre le Septentrion et l'Occident
où les anges avaient reçu des cordes pour mesurer
le lieu réservé aux " Justes et aux Élus
". Thulé est dans le livre d'Enoch nommément
désigné: c'est le pays où " les fils de
Dieu enseignèrent à leurs descendants d'Hyperborée,
aux fils des intelligences du dehors, les sortilèges, les
enchantements, l'art d'observer les étoiles, les signes,
l'astronomie, les mouvements de la Lune et du Soleil ".
Temps légendaire, à mieux dire biblique, puisque la
Genèse se réfère nettement à cette vie
des hommes avant le déluge où dieu et hommes auraient
vécu en familiarité. " Or, il y avait des géants
sur la Terre en ce temps-là, car après que les fils
de Dieu se furent unis aux filles des hommes, il naquit des enfants
qui devinrent puissants et des hommes illustres dans les temps anciens
" (Genèse VI, 4). Des Néphélines (4),
des anges déchus selon la tradition orthodoxe, des "
tombés du ciel ", des antiques géants pré-humains.
" Il n'a point été pardonné aux antiques
géants qui s'étaient révoltés à
cause de leur force " (Écclésiaste XVI, 7). Les
fils d'Anaq en seraient issus.
Dans les Nombres, les Hébreux venus d'Égypte, hésitent
à poursuivre vers la Judée. Les derniers descendants
des peuples de géants anté-diluviens n'occupent-ils
pas la terre de Chanaan ? Des éclaireurs envoyés par
Moïse déclarent: " Nous y avons remarqué
des monstres, des fils d'Enoch et ils ont des descendants de la
race des géants auprès desquels nous paraissons comme
des sauterelles " (Nombres XIII, 34). Ces géants évoqués
par les Grecs, les Hébreux, que sont-ils devenus ? Ont-ils
été massacrés ou ont-ils disparu ailleurs...
vers le Nord au moins dans l'imaginaire de certains ?
Les invasions se succèdent en Occident. Le mythe demeure:
Atlantide de Platon ou Ifverboren, selon les vieux mythes suédois,
le jardin des Hespérides, le berceau de la première
race des hommes, nouveau Saint Graal, Thulé exprima la tradition
celto-germanique la plus ténébreuse, où auraient
vécu avant le déluge un peuple d'hommes proches des
Dieux, les Atlantes, qui n'auraient survécu à l'engloutissement
qu'en fuyant vers l'hypothétique Agaretha. Le Pôle
du monde, la capitale, l'île, la montagne des " Maîtres
de la Nuit ", des " Douze Sages ". Cette île
ou montagne initiatique, où se situerait elle ? " Le
centre dont il s'agit est le point fixe, nous dit René Guénon,
que toutes les traditions s'accordent à désigner symboliquement
comme le Pôle, puisque c'est autour de lui que s'effectue
la rotation du monde, représentée généralement
par la Roue chez les Celtes, aussi bien que chez les Chaldéens
et les Hindous ".
" Les Nephilines parurent sur la Terre: cette époque
et même ensuite, lorsque les hommes de Dieu se mêlaient
aux filles de l'homme et qu'elles leur donnaient des enfants. Ceux-Ià
firent des hommes forts, depuis toujours hommes de renom "
(traduction du Rabbinat français).
Selon les commentaires de Rechi, au XII' siècle, les "
Néphilins " : du verbe tomber. Ils sont tombés
et ont fait tomber l'humanité. En hébreu, le mot signifie
des géants... Des hommes forts, en rébellion contre
Dieu... Autre explication: ce nom a le même sens que ruine.
Ils ont causé la ruine de l'humanité.
LE
MYTHE DU POLE AU XVIIIe et XIXe SIÈCLE
En 1714, un anonyme décrit un voyage le conduisant du Pôle
Nord au Pôle Sud par l'intérieur de la Terre : "
Aux abords du Pôle, on observe beaucoup d'oiseaux à
bec rouge. Au Pôle, un gouffre d'eau, un " grand tournant
d'eau ". Nous approchant toujours du centre, nous reconnaissons
que cette île prétendue n'était qu'une haute
écume sur les eaux se précipitant et s'engouffrant
dans cet abîme, formée sur la superficie ".
Au XVII( siècle, le Pôle Nord était souvent
apprécié comme un gouffre d'eau où viennent
confluer et disparaître à l'intérieur de la
terre les eaux de la mer; mais aussi comme un lieu de renaissance
et de mort. Au XIXe siècle, la géographie savante,
notamment le célèbre géographe allemand Augustus
Petermann, considérait que le Pôle Nord était
- scientifiquement - une mer " libre de glace ", route
de la Chine. Un des grands explorateurs américains de l'époque
- 1.1. Hayes - a même écrit, au retour de son exploration
du Nord du Groenland, en 1862, un ouvrage intitulé: "
La mer libre du Pôle " (5).
Au XIX' siècle, les Romantiques (Bernardin de Saint Pierre)
évoquent l'axis mundi comme une véritable Arcadie,
Jules Verne, un volcan d'où sort l'aurore boréale,
Edgar Poe, une eau de naissance et de mort, Lovecraft, l' Atlantide,
un pont jeté entre terre et ciel.
Second pôle: le Pôle magnétique qui a hanté
les navigateurs. Troisième pôle, le plus essentiel:
le Pôle céleste. L'Étoile polaire ~ référence
de tous les navigateurs - est considérée comme le
centre absolu autour duquel tourne le ciel; c'est le pôle
de l'univers. Pour les Lapons, il est le " pilier ", le
" moyeu " du monde. Pour les Yakoutes, le nombril du ciel.
Dans de nombreuses populations altaïques, l'autel est tourné
vers l'Étoile polaire.
Selon la tradition islamique, l'Étoile polaire et la Kaaba
enfin sont reliées. Dans la tradition chrétienne,
c'est une étoile qui a guidé les Mages vers le Fils
de Dieu.
SYMBOLIQUE
DE CETTE MYTHOLOGIE
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que les mots-clés
de cette mythologie fantastique recourent à une symbolique
complexe ayant peu de rapport avec une géographie universelle.
Les clés sont à rechercher sans doute ailleurs et
une sémiologie des symboliques reste à décrypter
dans le cadre d'une histoire globale. On ne manquera pas de noter
que cette vision de l'écoulement du temps est contraire à
l'idée occidentale de Progrès; la notion de Paradis
perdu, do Age d'or au Pôle, de peuple primordial anté-diluvien
présuppose qu'une humanité primordiale vivait au nord,
dans l'hyperborée, qu'elle y vivait en symbiose avec la Nature
et les Dieux. Voilà bien une notion d'écoulement du
temps historique radicalement contraire à notre logique puisqu'elle
repose sur l'idée que les peuples, en allant du nord au sud,
vivent avec un avenir qui est déjà vécu.
Rappellerai-je le mythe lapon ? Il y a longtemps, longtemps, l'homme
vivait en alliance avec les animaux et la Nature. Mais l'homme s'est
affirmé homme et a eu la funeste idée de conquérir
le feu. Alors l'Animal, la Nature épouvantée ont fuit
l'homme, car il avait, par cette connaissance, ruiné l'antique
alliance. C'est retrouver le mythe de Chronos, dieu de l'âge
d'or. Il parvint, on le sait, à maintenir l'équilibre
en dévorant tous ses enfants issus de Rhéa, fille
de la Terre et du Ciel. Zeus survécut, caché par sa
mère dans une caverne. Les grands équilibres furent
de ce fait perdus. Et c'est Zeus luttant contre les dieux nouveaux,
qui punit Prométhée, voleur du feu céleste
et dont l'invention dite " de progrès " a rompu
définitivement l'alliance antique entre l'homme et les dieux.
Rappellerai-je le mythe lapon ? Il y a longtemps, longtemps, l'homme
vivait en alliance avec les animaux et la Nature. Mais l'homme s'est
affirmé homme et a eu la funeste idée de conquérir
le feu. Alors l'Animal, la Nature épouvantée ont fuit
l'homme, car il avait, par cette connaissance, ruiné l'antique
alliance. C'est retrouver le mythe de Chronos, dieu de l'âge
d'or. Il parvint, on le sait, à maintenir l'équilibre
en dévorant tous ses enfants issus de Rhéa, fille
de la Terre et du Ciel. Zeus survécut, caché par sa
mère dans une caverne. Les grands équilibres furent
de ce fait perdus. Et c'est Zeus luttant contre les dieux nouveaux,
qui punit Prométhée, voleur du feu céleste
et dont l'invention dite " de progrès " a rompu
définitivement l'alliance antique entre l'homme et les dieux.
LES
INUIT DE THULÉ ET LA LICORNE
Il est singulier que les Esquimaux du nord du Groenland auquel
les Occidentaux ont voulu donner un destin en dénommant leur
capitale Thulé, aient avec sagesse repris l'ancien nom de
Qaanaaq et placé leur histoire sous la protection de leur
dieu tutélaire: l'extraordinaire dent de narval, cette "
licorne de mer " - narval antique - qui se reproduit tous les
trois ans dans ces eaux arctiques de Thulé. Licorne: symbole
de pureté, associé à la lune ? Elle est au
Moyen Age associée à la Sainte-Vierge. Pour Saint
Bonaventure, elle est " arbre de vie ". Elle vit, assure
la tradition, chez le Prêtre Jean, à l'entrée
du Paradis.
Dans la période troublée et menaçante que
nous vivons, il n'est pas douteux que la conscience populaire accorde
toujours à l'axe de la Terre, l'un des trois pôles
Nord, un pouvoir d'équilibre. Porte du ciel, l'Étoile
polaire est par ailleurs et selon la mythologie la plus sacrée,
le siège de l'Etre divin, le trône du Dieu Suprême.
Quaesivit arcana Polividet Dei (8).
(1) Poésies, t VIII, 2e volume, Paris, Gallimard
(2) DUVERGER Christian, L'Esprit du jeu chez les Aztèques,
Paris, EPHE, 6' section, 1973, 504 p. (p. 72).
(3) GUENON R.
(4) " Les Nephilines étaient sur la terre en ces jours-là
(et aussi dans la suite) quand les fils de Dieu s'unissaient aux
filles des hommes et qu'elles leur donnaient des enfants. Ce sont
les héros du temps jadis, ces hommes fameux ". (La Genèse.
Bible de Jérusalem, Paris, 1962, p. 57).
(5) HAYES (Isaac, Israel). - La mer libre du Pôle. Paris :
Hachette, 1868.
(6) MALAURIE Jean. - Une autre lecture de l'espace arctique pour
une géographie sacrée des lieux. ln Ethnologie et
anthropo géographie arctiques. Paris: éd. du CNRS,
1986, pp. 159-160. MALAURIE Jean. - Ultima Thulé. Paris:
Pion, 1988 (Terrt Humaine).
WHITAKER lan. - The Hyperboreans of the Ancient World Inter-Nord,
n° 16, Paris: éd. du CNRS, 1983, pp, 139-157.
(7) MALAURIE Jean, -.: Les derniers rois de Thulé. Paris,
Pion 1965.
(8) Inscription au fronton du " Scott Polar Research Insti.
tute ", Cambridge. " Il a cherché les secrets du
Pole; il a vu ceux de Dieu ".
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