Jean-Baptiste-Barthélemy de Lesseps
biographie écrite par Ferdinand de Lesseps,
neveu de Jean Barthélemey et créateur du canal de Suez
Jean-Baptiste-Barthélemy
de Lesseps est né à Cette, en 1766
Il avait embrassé de bonne heure la carrière
diplomatique, où son père l'avait déjà
précédé. Plus tard, ce fut lui et mon père
qui me guidèrent à mon tour dans la même
voie. Tous les membres de notre famille l'ont suivie, d'ailleurs,
par tradition et par vocation. Après avoir été
élevé quelques années à Hambourg,
de Lesseps suivit son père, Martin de Lesseps, qui venait
d'être nommé consul général à
Saint-Pétersbourg. Il acquit rapidement une connaissance
approfondie de la langue russe. C'est à son aptitude
spéciale pour le russe qu'il dut bientôt d'être
attaché à l'expédition de la Pérouse,
dont la fin devait être si funeste.
En effet, comme il se trouvait à Versailles, porteur
de dépêches du comte de Ségur, à
l'époque où se préparait l'expédition
nouvelle, Louis XVI, qui avait appris les qualités du
jeune secrétaire d'ambassade, le désigna lui-même
pour accompagner les navigateurs qu'il envoyait à la
découverte de pays inexplorés.
On voit encore, à Versailles, un tableau du temps, bien
connu, qui représente le roi de France traçant
le plan général du voyage projeté.
De Lesseps devait aider les capitaines français à
négocier avec les naturels du rivage du Kamtschatka.
L'interprète désigné par le roi avait le
grade d'enseigne, et devait contribuer dans la mesure de ses
moyens à la réussite de l'expédition.
Les deux frégates de la Pérouse, la Boussole et
l'Astrolabe, partirent de Brest le 1er août 1785. Embarqué
tout d'abord sur la Boussole, Lesseps passa bientôt sur
l'Astrolabe avec de Langle, qui lui fit, sur sa demande, un
cours complet de navigation. Mon oncle m'a raconté qu'il
avait dans sa chambre, à bord, une gravure représentant
la mort de Cook et que la vue de cette image stimulait le zèle
des navigateurs. De Langle disait souvent: " Voici la mort
que doivent envier les gens de notre métier. "
Deux années après, en septembre 1787,
les deux frégates abordèrent à Saint-Pierre
et Saint-Paul, le port situé à l'extrémité
de la presqu'île du Kamtschatka. C'est de là
que partit mon oncle, chargé par la Pérouse
de rapporter à Paris, à travers ces pays
inconnus, les cartes, les notes et toute la première
partie du travail de l'expédition.
Parti le 7 octobre d'Okhotsk, pendant que les frégates
reprenaient la mer, il n'arriva à Saint-Pétersbourg,
comme le dit son livre, qu'une année plus tard,
à la fin de septembre 1788.
Il traversa en toute hâte la Russie, l'Allemagne,
et arriva enfin à Paris, dans un costume si pittoresque
que tout le monde le pria de le conserver pour être
présenté à la reine et au roi, ce
qui fut fait.
Il reçut les compliments empressés de Louis
XVI, le roi décida aussitôt l'impression
de sa relation aux frais de l'état. Le livre parut
avec des cartes en 1790. |
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Vue de la baie Saint-Pierre et Saint-Paul
- Voyage de La Pérouse Autour du Monde.
Paris: Imp. de la République, 1797 |

"Carte de la route de M. Lesseps"
Journal Historique du Voyage
de M. de Lesseps.
Paris: Imprimerie Royale, 1790 |
Pour le récompenser, on le nomma consul à Cronstadt.
Son père avait entre temps démissionné
et le consulat de Saint-Pétersbourg, réservé
quelque temps à Jean-Baptiste de Lesseps, avait été
donné à un autre.
Au consulat de Cronstadt succéda, en 1794, le secrétariat
de l'ambassade française à Constantinople, avec
Ruffin, qui venait d'être nommé à ce poste
sous la direction d'Aubert du Bayet.
Durant la guerre qui éclata entre la Porte et la France,
en 1798, par suite de l'occupation de l'Égypte, Lesseps
et tous les Français qui se trouvaient à Constantinople
furent emprisonnés aux Sept-Tours. Mon oncle avait épousé
la fille de Rufin, et toute la famille fut ainsi internée
pendant près de trois ans.
Enfin, la paix survint et on put rentrer en France, non sans
de longues souffrances et des quarantaines imposées un
peu partout, par suite de l'encombrement des lazarets de Marseille,
où étaient entassés les blessés
de l'armée d'Égypte.
Cela se passait en 1802, Jean-Baptiste de Lesseps a parcouru
la première moitié de sa carrière. Beaucoup
d'événements politiques de tous genres sont survenus.
Il a servi quand même et sans distinction de parti, la
France sa patrie. Il a estimé que le gouvernement nouveau
méritait le concours des vrais Français, autant
que le régime monarchique disparu. Ce qui fait qu'au
lieu de trouver mon oncle au nombre des émigrés,
nous le verrons encore et sous plusieurs régimes, s'efforçant
de rendre le plus de services diplomatiques qu'il pourra, aux
gouvernements successifs de cette époque troublée.
Dès le mois de mars 1802, il fut envoyé à
Saint-Pétersbourg comme commissaire général
des relations commerciales. Napoléon tenait à
le savoir en Russie, et le czar Alexandre lui portait d'ailleurs
une grande amitié.
Entre 1804 et 1807, les relations diplomatiques se tendirent
entre Napoléon Ier et le czar. M. D'Oubril, chargé
d'affaires de la Russie à Paris, avait quitté
le territoire français en demandant ses passeports. Le
général Hédouville, chargé d'affaires
de France à Saint-Pétersbourg, en avait fait autant.
Seul, de Lesseps restait, puisqu'il n'était considéré
que comme un agent commercial; il n'en tint pas moins Napoléon
au courant de tout ce qui se passait à Saint-Pétersbourg,
et faisait parvenir ses dépêches secrètes
par l'intermédiaire de la légation de Bavière.
Il fut un moment forcé de s'éloigner lui-même
et de conduire sa famille à Dresde, mais la paix de Tilsitt
le fit rentrer bientôt en Russie, où il rendit
plus de services que jamais (1807).
Il donna une impulsion sensible au commerce des Français
avec les Russes, et fit pour le compte de l'état des
opérations remarquables, notamment l'approvisionnement
des flottes en bois de Russie.
Napoléon d'ailleurs avait conçu de lui une telle
idée et s'en remettait si bien à sa grande probité,
qu'il écrivit un jour au bas d'un compte présenté
par mon oncle :
Dorénavant les comptes de M. de Lesseps seront payés
sans examen.
Aimé de tous les diplomates qui résidaient en
Russie, de Lesseps avait été pris en affection
par le comte Lauriston, le nouvel ambassadeur, dont les deux
frères avaient péri avec la Pérouse, depuis
que les deux frégates avaient quitté Saint-Pierre
et Saint-Paul. En effet on était sans nouvelles des navigateurs
depuis vingt ans, et leur perte était trop certaine.
La guerre de 1812 survint. Le chargé d'affaires commerciales
dut encore quitter Pétersbourg, et cette fois précipitamment,
devant la colère du czar.
Alexandre ne voulut même pas permettre, à la nourrice
russe qui allaitait son dernier-né, de passer la frontière
avec les Français expulsés. La famille des fugitifs
se retira à Dantzig et de là de Lesseps gagna
Moscou, à la suite de la grande armée.
L'empereur, maître de Moscou et redoutant la famine, nomma
de Lesseps intendant général de la ville, contre
son gré, et en dépit de tous les arguments que
fit valoir le diplomate, sûr d'avance que plus tard Alexandre
ne lui pardonnerait pas cette acceptation.
Mon oncle fit avec la grande armée la terrible retraite.
Quand le duc de Trévise fit sauter le Kremlin, il échappa
providentiellement à la mort, après avoir toutefois
sauvé plusieurs familles françaises au péril
de sa vie. Abandonnant alors ses effets et sa voiture, il suivit
le maréchal pas à pas, toujours à cheval
à ses côtés, et combattant dans toutes les
escarmouches de la retraite avec les officiers de l'armée.
Il arriva à Dantzig où sa famille s'était
rendue, puis à Paris, mais alors que Louis XVIII était
déjà sur le trône.
Le duc de Richelieu, ministre des affaires étrangères,
aurait voulu faire nommer de Lesseps ambassadeur à Saint-Pétersbourg,
mais l'affaire de Moscou avait en effet gravement offensé
Alexandre, qui se refusa à toutes les sollicitations,
même à celles de son frère Constantin.
Pour le dédommager, on nomma mon oncle chargé
d'affaires à Lisbonne. Il n'alla prendre possession de
son poste qu'après les Cent jours, en août 1815.
Depuis cette époque jusqu'à celle de sa mort survenue
en 1834, l'ancien compagnon de la Pérouse s'employa à
calmer les susceptibilités sans cesse renaissantes qui
divisaient la France et le Portugal. Il perdit entre temps toute
sa fortune, par suite de la faillite d'un banquier en qui il
avait mis toute sa confiance, et dut ainsi conserver son poste
pour vivre, beaucoup plus longtemps qu'il ne l'eût désiré.
Il mourut à Lisbonne, à l'âge de soixante-huit
ans, laissant sept enfants qui lui ont survécu, sur douze
qu'il avait eus de son mariage avec mademoiselle Ruffin.
Voici donc à peu près complète, dans sa
forme la plus précise, l'histoire de la vie de Jean-Baptiste
de Lesseps, je crois que si j'avais quelques loisirs, j'arriverais,
en rassemblant mes souvenirs, à écrire un volume
tout entier, d'anecdotes intéressantes et d'épisodes
curieux que j'ai recueillis de sa bouche, et je ne cacherai
pas que j'en serais très heureux et que cela me réjouirait
et me rajeunirait, de revivre par le souvenir, avec cet homme
que j'ai tant aimé. Sa figure est mêlée
à tout ce qui me reste, de ma jeunesse et de mon enfance.
Je le vois toujours arrivant de Russie, chez nous, rue Saint-Florentin,
où nous demeurions avec ma gand-mère et où
j'habite encore. Il était vêtu d'une grande pelisse
et portait des bas de soie, qui frappèrent singulièrement
mon imagination d'enfant de huit ans.
Sa destinée, qui le fit échapper au désastre
des malheureuses frégates l'Astrolabe et la Boussole,
est d'autant plus curieuse, que lors de son incorporation dans
l'état-major de la Pérouse, il fut classé
treizième et qu'on faisait à bord les plaisanteries
d'usage sur ce nombre inoffensif. En ce temps-là, en
effet, le chiffre réglementaire de l'état-major
était de douze officiers et il avait été
attaché, avec le grade d'enseigne, à titre extraordinaire
d'interprète du roi.
Quoique treizième, pourtant il fut le seul qui échappa
à la plus triste des morts, alors que sur la rive du
Kamtschatka, où ses compagnons le débarquaient
en 1787, il était peut-être considéré
comme le plus aventuré des membres de l'expédition.
En doublant la pointe extrême du Kamtschatka on trouve
un cap, qui est marqué sur les cartes de la Pérouse
et qui s'appelle le cap de Lesseps.
Les détails de sa vie nous ont été bien
souvent racontés par lui-même. C'étaient
des leçons autant que des exemples de courage et de probité.
Sa captivité à Constantinople fut un des plus
touchants épisodes de sa vie. Pour d'autres elle eût
été terrible, pour lui, elle parut douce, tant
il avait porté au plus haut degré l'esprit chevaleresque
et la loyauté dont les Français sont coutumiers.
En effet, le ministre ottoman, après avoir enfermé
les Français aux Sept-Tours, avait consenti à
donner à de Lesseps un peu de liberté. Mon oncle
avait à son tour insisté pour obtenir une liberté
au moins, égale pour ses compagnons. Le ministère,
dans l'espérance que le diplomate lui rendrait des services,
avait accordé aux compagnons de captivité de Ruffin
et de Lesseps, l'autorisation de sortir chaque jour. Mais ils
devaient rentrer à heure fixe, et de Lesseps et Ruffin
répondaient de leur exactitude sur leur tête. Inutile
de dire, puisqu'ils ont survécu tous les deux, que personne
ne manqua jamais à sa parole.
La paix survenue, le sultan pria mon oncle d'aller à
Marseille et de préparer divers travaux à exécuter
dans les ports turcs.
Mon oncle partit donc à bord d'une corvette avec sa famille,
et se rendit à Marseille.
Arrivé là, je laisse à penser s'il excita
la curiosité et la sympathie de tous ses camarades.
D'ailleurs, son équipage, composé de Grecs, d'Africains,
de Maltais et de gens de tous métiers, avait voulu se
révolter en mer; et c'était après des prodiges
d'énergie que le commandant et la corvette avaient échappé
aux bandits.
Lors de son retour à Versailles, après son long
voyage du Kamtschatka à Paris, la popularité qui
s'attacha à son nom fut considérable. Les voyages
n'avaient pas pris encore, à ce moment-là, le
développement admirable que notre dix-neuvième
siècle a su leur donner, avec la vapeur, l'électricité,
et il faut le dire, avec un développement exceptionnel
de l'esprit scientifique.
Le voyageur kamtschadale avait fait savoir par un courrier qu'il
arriverait à trois heures de l'après-midi à
Versailles.
M. de la Luzerne, secrétaire d'état à la
marine, l'attendait avec anxiété et le présenta
aussitôt au roi. Le récit de de Lesseps excita,
je n'ai pas besoin de le dire, à Paris et dans toute
la France, la plus vive curiosité. Beaucoup de gens n'y
voulaient pas croire. La publication, par l'Imprimerie royale,
du livre relatant cette pérégrination merveilleuse,
dissipa bientôt les doutes, et augmenta la popularité
de celui qui en avait été le héros.
Quant à ses malheureux compagnons on n'en eut pas de
nouvelles pendant près de quarante ans. J'étais
à Lisbonne avec lui, car, l'ai-je dit? il me regardait
plutôt comme un fils que comme un neveu, et c'est à
tort qu'on a dit que j'ai commencé ma carrière
diplomatique avec mon père ; c'est avec mon oncle que
l'ai commencée, et continuée. J'étais extrêmement
jeune. Il m'avait emmené en Portugal et m'avait attaché
au service de sa mission. Une lettre de Paris lui demanda un
jour s'il ne pourrait pas venir reconnaître des objets
trouvés par un capitaine anglais dans les parages des
îles Vanikoro. On supposait que ces objets devaient avoir
appartenu à la Pérouse ou à ses compagnons,
mais rien n'était prouvé.
Mon oncle obtint un congé, et nous partîmes pour
Paris. Les objets recueillis par le capitaine anglais avaient
bien réellement appartenu à l'expédition.
Mon oncle reconnut parfaitement des cuillers, des fourchettes,
de menus instruments de bord que chacun peut voir aujourd'hui
réunis en trophée au musée de Marine.
FERDINAND DE LESSEPS
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