COUPURE DE PRESSE
COMMENT ALLER AU POLE ?
Cook et Peary - Les routes du pôle - Ceux qui les ont suivies -
Une naissance dans les glaces - Au pôle en ballon : l'héroïque
folie d'Andrée - Au pôle en dirigeable : les tentatives de
Wellman - Au pôle en automobile - Au pôle en sous-marin -
Ira-t-on au pôle en aéroplane ?
Source : Le Petit Journal - N° 983 - 19 septembre 1909
Que de monde au Pôle ! A peine le docteur
Cook a-t-il annoncé à l'univers étonné qu'il
a touché du pied l'extrémité septentrionale de l'axe
terrestre, que le commandant Peary affirme avoir accompli le même
exploit.
Ce pôle, aux abords duquel se sont brisées,
depuis des siècles, tant d'énergies, où tant de hardis
explorateurs ont perdu la vie, aurait donc été conquis deux
fois en l'espace de quelques mois.
Mais a-t-il été conquis ?
Certains doutent. Et comment les convaincre ?
Quelles preuves ?
Les explorateurs qui reviennent de ce bout du monde ne peuvent
pourtant pas fournir autre chose que le récit de leurs efforts
et le témoignage de quelques Esquimaux. Il est vrai qu'ils pourront
toujours répondre aux incrédules : " Si vous ne voulez
pas y croire, allez-y voir. " Et je doute que, parmi les incrédules,
il s'en trouve beaucoup pour répondre à cette invite.
***
Comment va-t-on au Pôle Nord ?
Il y a trois grandes routes qui sont, si j'ose
dire, classiques :
La première part de la terre François-Joseph,
au Nord-Est du Spitzberg. C'est celle que suivirent Nansen et aussi le
duc des Abruzzes, les deux explorateurs qui, avant le docteur Cook et
le commandant Peary, parvinrent le plus près du Pôle.
La seconde part de l'Ouest du Groenland et suit
le détroit de Smith. C'est par cette voie que passa le lieutenant
de vaisseau français Bellot dans sa campagne à la recherche
de Franklin. C'est par-là aussi que le docteur Pavy voulut passer
pour atteindre le Pôle. On sait que tous deux perdirent la vie dans
ces expéditions.
Cette route est apparemment la meilleure, car
c'est de là que le docteur Cook et le commandant Peary sont partis
pour aboutir au triomphe de leur entreprise.
La troisième route, enfin, est celle du
détroit de Behring. C'est celle qui tenta naguère Gustave
Lambert, l'explorateur français mort glorieusement à Buzenval
; c'est également dans cette voie que s'engagea l'expédition
de la Jeannette, de tragique mémoire.
Depuis plus de trois siècles, c'est par
ces trois routes que l'activité humaine tenta de pénétrer
les mystères du Pôle. Dès le début du XVIIème
siècle, les Russes et les Anglais, Hudson, Fotherby, Tchiechakof
tentaient de traverser les mers polaires du Nord et de se frayer ainsi
un passage vers la Chine. Au siècle suivant, des baleiniers hollandais
exploraient le Spitzberg. Avec le XIXème siècle, commençaient
les expéditions raisonnées : et c'était successivement
Scoresby, Buchan, Clavering, Nordenskjold (l'oncle de l'explorateur qui
parcourut il y a quelques années les régions antarctiques),
Parry, qui cherchaient la route du Pôle.
Après eux venaient Bessels, en 1869 ; Payer
et Weyprecht, en 1871 ; Tobiesen, en 1876 ; Bruyn, en 1879 ; Leigh Smith,
en 1880 ; Jackson, en 1894 - je ne cite que les principaux - enfin, Fram,
Nansen, le baron de Toll, qui mourut de faim avec ses compagnons, au milieu
des glaces, puis le capitaine norvégien Amundsen ; l'Américain
Ziegler, dont l'expédition, recueillie heureusement par un navire
de secours, faillit avoir le même sort que celle du baron de Toll
; enfin le duc des Abruzzes.
Nous arrivons à Peary et à Cook.
Celui-là n'est pas à sa première
tentative. Depuis 1885 il navigue dans les mers du Pôle. Après
une première exploration faite avec l'aide de quelques Esquimaux
dans les régions polaires, il résolut d'organiser de grandes
expéditions munies de tous les progrès scientifiques, dans
le but d'arriver jusqu'au Pôle. En 1891 il partait sur le vapeur
Kite, emportant une maison démontable, des baleinières,
des traîneaux et tous les appareils d'observation scientifique les
plus perfectionnés.
Son rival d'aujourd'hui, le docteur Cook, faisait
partie de l'expédition en qualité de médecin, et
le commandant Peary emmenait également Mrs Peary, sa femme.
Force déboires attendaient l'explorateur
américain dans cette expédition. D'abord il eut la jambe
cassée dans un accident. Et vous pensez combien il est facile de
soigner une fracture par 40 degrés au-dessous de zéro. Peary,
cependant, ne se découragea pas. Boitant, marchant sur la glace
à l'aide de deux béquilles, il se lança dans l'inconnu.
Pendant l'hivernage, qui fut très pénible, sa blessure lui
causa d'atroces souffrances. Pourtant, il poursuivit sa route, l'été
revenu, et parvint jusqu'au 82ème parallèle.
Le manque de vivres le força à revenir
en arrière. Il rejoignit sa femme, qu'il avait laissée dans
la baie Mac-Cornick, et, en sa compagnie, il se lança dans de nouvelles
explorations vers le Nord. Au début de 1893, il rentrait en Amérique,
ayant fait une ample moisson de découvertes et d'observations scientifiques.
Quelques mois plus tard, il repartait, toujours
accompagné de Mme Peary, vers les régions glacées
du Pôle. Et il se produisit, au cours de cette expédition,
un fait unique dans les annales de l'exploration polaire.
Mme Peary mit au monde une petite fille à
bord du navire baleinier Falcon alors arrêté dans les glaces.
Le commandant Peary avait, dans ses conférences
en Amérique, proclamé qu'il n'y avait point d'air plus salubre
que l'air du Pôle.
Et il semble qu'en effet l'enfant se trouva fort
bien de naître au milieu des banquises. Sa première toilette
fut une peau d'ours taillée en casaque avec un énorme capuchon.
Un pantalon en peau de phoque compléta l'équipement. La
fille du commandant Peary, dont la santé ne souffrit pas un instant
de la température polaire, est apparemment aujourd'hui, de toutes
les jeunes Américaines, celle qui peut se vanter d'avoir vu le
jour le plus au Nord.
Elle a aujourd'hui seize ans accomplis, étant
née le 12 septembre 1893 sur la côte Ouest du Groenland,
par 77 ° 4 ' de latitude Nord.
En 1896, nouveau voyage de Peary. C'est alors qu'il dépassa 84
°, c'est-à-dire la plus haute latitude atteinte jusqu'alors.
L'expédition dont il rentre aujourd'hui
victorieux fut entreprise en 1905. Il partit, à bord d'un bateau
spécialement construit sur ses plans, et qu'il baptisa le Roosevelt,
et gagna l'extrême Nord du Groenland. De là, il se lança
à travers les glaces du Pôle avec une escorte de vingt-cinq
Esquimaux et des traîneaux. Depuis quatre ans, il poursuivait son
uvre héroïque. La voici accomplie, et la première
nouvelle qui parvient de lui dans les pays civilisés, est la nouvelle
de son succès.
Le docteur Cook, lui, n'avait pas organisé
son expédition, et lorsqu'on apprit qu'il avait atteint le Pôle,
la surprise fut d'autant plus grande qu'on ignorait tout de sa tentative.
S'il faut l'en croire - et nous ne demandons pas
mieux - il partit en février 1908 du Groenland avec quelques Esquimaux
et une centaine de chiens, s'engagea sur les glaces polaires le 18 mars
et parvint au Pôle le 21 avril.
Puis il revint sur ses pas, hiverna de septembre
1908 à février 1909 au cap Sparbo et regagna le Groenland
au mois de mai.
Et c'est une singulière coïncidence
qui fait qu'en même temps, les deux explorateurs regagnent les pays
civilisés et que, simultanément, du Danemark et de Terre-Neuve,
nous arrive la nouvelle de la double conquête du Pôle Nord.
***
Si Cook et Peary ont vraiment atteint le Pôle
chacun de leur côté, c'est par le moyen classique qu'ils
y sont parvenus, c'est-à-dire par l'emploi des chiens et des traîneaux.
Ce moyen, c'est celui que tous les explorateurs ont employé avant
eux.
Mais ce n'est pas le seul qu'ait enfanté
l'imagination des hardis pionniers qui se lancèrent à la
conquête de la chimère polaire.
Naguère un audacieux Suédois conçut
l'étrange projet d'aborder au Pôle en ballon. Il s'appelait
Andrée et le cruel mystère qui pèse sur le sort de
son expédition a assuré à son nom une douloureuse
célébrité.
C'est le 11 juillet 1897 qu'Andrée et ses
deux compagnons, Fraenkel et Strindberg, partirent de l'île des
Danois, au Spitzberg, à bord du ballon l'Aigle.
Poussés par le vent du Sud, ils espéraient
en filant à raison de 44 kilomètres à l'heure, arriver
en vingt-cinq heures au pôle, situé à un peu plus
de onze cents kilomètres de l'île des Danois.
Anxieusement, on attendait de leurs nouvelles
par les pigeons voyageurs qu'ils avaient emportés dans leur nacelle.
Quatre jours se passèrent. Rien ne vint. Enfin, le cinquième
jour, les matelots d'un navire suédois qui pêchait le phoque
sur les côtes du Spitzberg, virent un pigeon se poser sur les vergues.
L'oiseau fut abattu et l'on trouva sous ses ailes une dépêche
d'Andrée, datée du 13 juillet, annonçant que le ballon
faisait route, non pas vers le Nord, mais vers l'Est.
Ce fut la seule nouvelle authentique que le monde
civilisé reçut des explorateurs. Dès lors, on n'entendit
plus parler des trois voyageurs de l'air. On raconta force histoires sur
leur fin tragique. Pareil au vaisseau-fantôme de la légende
on avait vu leur ballon partout à la fois, au-dessus des côtes
de Sibérie, au-dessus de l'Etat d'Iowa aux Etats-Unis, au Cap Nord,
au Groenland.
Des pêcheurs norvégiens assurèrent
qu'ils avaient rencontré l'aérostat désemparé
dans la mer, au large de la terre du Roi-Charles. Une dépêche
de l'Alaska annonça un jour qu'Andrée et ses compagnons
venaient d'y atterrir. On raconta aussi que le ballon était allé
tomber dans une forêt sibérienne près de Krasnoyarsk
et que des Toungouses l'y avaient vu. On prétendit encore qu'ayant
abordé sur la glace sur la côte du Groenland, Andrée
et ses compagnons avaient été assassinés par des
Esquimaux effrayés à la vue de l'aérostat.
Tout cela n'étaient que des racontars dénués
de fondement.
Des expéditions furent envoyées
à la recherche des aéronautes. On explora le Spitzberg,
la côte sibérienne, la terre de François-Joseph, le
Groenland ; nulle part on ne découvrit la moindre trace de l'Aigle
et des malheureux qui le montaient.
Quand on eut épuisé toutes les recherches
et perdu toute espérance, on ouvrit le testament d'Andrée.
C'était au mois de janvier 1901, c'est-à-dire trois ans
et demi après le départ de l'explorateur pour l'inconnu.
Et tout de suite on constata que le malheureux n'avait, en partant, aucune
illusion sur le sort qui lui était réservé. On y
lut, en effet, ceci :
" Le testament que j'écris aujourd'hui
est probablement mon dernier écrit, par conséquent valable.
J'écris le soir qui précède le jour de mon départ
pour un voyage qui sera entouré de dangers que la science actuelle
ne permet pas de mesurer. J'ai le pressentiment que ce terrible voyage
signifie pour moi l'entrée dans la mort. "
***
La tentative d'Andrée ne fut pas renouvelée,
mais où le ballon libre n'avait pas réussi, un Américain,
M. Walter Wellman, pensa que le dirigeable pourrait triompher. Et, depuis
trois ans, M. Wellman se prépare à cette expérience
hardie.
Son dirigeable, aussi perfectionné qu'il
est possible dans l'état présent de la science aéronautique,
a été construit en France et transporté au Havre
de la Virgo, dans cette même île des Danois située
sur la côte occidentale du Spitzberg, d'où partit le ballon
d'Andrée.
Le dirigeable de M. Wellman doit emporter un bateau
pour le cas où se produirait une chute dans la mer ; il doit emporter
également quatre traîneaux automobiles pour gagner le pôle
sur la glace s'il est nécessaire. Son guiderope, de 350 mètres
de longueur, ne pèse pas moins de 300 kilos. Enfin, le poids total
du ballon avec sa nacelle, son moteur, son gréement et ses divers
accessoires atteint 2.800 kilos. Il a 50 mètres de long sur 16
mètres de diamètre et 6.300 mètres cubes. Ajoutons
qu'il est construit pour pouvoir rester quinze jours en l'air.
Ce puissant engin n'a pas encore donné
la mesure de ses forces. Les quelques essais faits par M. Wellman n'ont
pas abouti. Récemment encore, le dirigeable subit d'assez graves
avaries au cours d'une expérience. Il fallut le renvoyer à
Paris pour les réparations nécessaires. Ce n'est pas encore
cette année que le pôle Nord sera conquis par la voie de
l'air.
Mais savez-vous qu'il se trouva naguère,
voici quelques vingt ans, un savant pour songer à atteindre l'axe
terrestre en chemin de fer ?
Eh oui, tout simplement dans un train
tiré par une bonne locomotive. Ce savant était, si j'ai
bonne souvenance, un mathématicien athénien. Il avait inventé
une locomotive dont les roues portaient une sorte de rail en ruban disposé
de manière à se gripper sur la glace. Ce rail formait comme
une chaîne sans fin que les roues entraînaient avec elles.
L'inventeur était sûr, par ce moyen, d'atteindre le pôle,
non pas le pôle Nord où la hauteur des banquises eut arrêté
son train au pied des murailles de glace, mais le pôle Sud, où,
paraît-il, le désert glacé se présente surtout
en immenses surfaces planes. Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'expérience
ne fut jamais tentée.
Mais, depuis lors, un explorateur, membre de l'expédition
antarctique belge, M. Arctowski, pensa à profiter de cette particularité
du pôle Sud pour l'atteindre non plus en chemin de fer, mais en
automobile. Le point de départ devait être le pied du fameux
mont Erebus. Il y avait treize cents kilomètres à parcourir.
Trois autos devaient se mettre en route sur la glace au mois d'août
1907
Mais la tentative attend encore d'être réalisée.
Enfin, un spécialiste de la navigation
sous-marine, M. Pesce, dont les travaux font autorité en la matière,
exprima il y a trois ou quatre ans, l'idée qu'on pourrait peut-être
atteindre le pôle en sous-marin.
On croyait jusqu'alors qu'au-delà des glaces
se trouvait une mer libre entourant l'axe du monde. Au lieu de franchir
la banquise on passerait dessous et l'on déboucherait dans la mer
libre.
Malheureusement, le sous-marin n'avait pas atteint
alors et ne paraît pas avoir atteint depuis, le degré de
perfectionnement nécessaire pour permettre une telle tentative...
Et puis, à présent qu'on sait par Cook et Peary que la glace
s'étend même au pôle et qu'il n'y a pas de mer libre,
c'est une expérience à laquelle il ne faut plus songer.
Vous voyez que pour atteindre l'un des deux points
de l'axe terrestre l'ingéniosité humaine a pensé
à mettre à contribution tous les moyens de locomotion connus.
Un seul jusqu'ici n'a pas été employé : c'est l'aviation.
Il est vrai qu'il est si nouveau.
Mais je gagerais que des esprits aventureux y songent déjà
A quand la conquête du pôle en aéroplane
?
Ernest LAUT.
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